jeudi 12 novembre 2009

Le saoulomètre du père Mathieu

À Nicolas, en signe de reconnaissance et gage d'amitié...


Comme Mathieu a du temps de reste, il boit ; mais il boit en artiste, en convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement, mais il le sait ; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation ; la chapelle ne vient qu'après.
Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le saoulomètre.
L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi précises que celles d'un mathématicien.
Vous l'entendez dire sans cesse : « D'puis lundi, j'ai pas passé quarante-cinq. »
Ou bien : « J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit. »
Ou bien : « J'en avais bien soixante-six à soixante-dix. »
Ou bien : « Cré coquin, j'me croyais dans les cinquante, v'là que j'm'aperçois qu'j'étais dans les soixante-quinze ! »
Jamais il ne se trompe.
Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix, on ne peut se fier absolument à son affirmation.
Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille, il est crânement gris.
Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en des colères folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et elle hurle : « Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne ! »
Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton sévère : « Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à d'main. »
Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix tremblante : « Gueule plus ; j'suis dans les quatre-vingt-dix, je n'mesure plus ; j'vas cogner, prends garde ! »
Alors Mélie bat en retraite.
Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et répond : « Allons, allons ! assez causé : c'est passé. Tant qu'j'aurai pas atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le mètre, j'te permets de m'corriger, ma parole ! »

Guy de Maupassant, Un Normand, Robert Laffont – Bouquins, p. 485.

14 commentaires:

  1. Cela faisait longtemps que je n'étais passé par ici. Toujours ravie de lire du Maupassant.

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  2. Et un mètre de verres (pleins) alignés sur le zinc, un !

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  3. Ah ah !

    J'avais lu dans le recueil de nouvelles "Les Contes de la Bécasse" !

    Personnellement, mon préféré reste quand même l'histoire du soldat Walter Schnapps (je crois que ça s'écrit comme ça).

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  4. Transmission de pensée ??? l'autre jour vous gueuliez sur le temps pourri de la Normandie, je voulais vous conseiller de lire du Maupassant, eh ben voila.
    cette histoire de kil au mètre est odieuse, mais omettre le kil l'est tout autant.

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  5. Qu'est-ce que je viens foutre dans cette histoire, d'ivrogne, moi ?

    Au fait, Didier, je vous ai tagué dans Partageons l'Addiction, billet "qu'est-ce qu'un blog ?".

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  6. Océane : oui, justement, je voulais vous entretenir de votre côté volage...

    Pluton et Fidel Castor : à aucun moment Maupassant ne précise ce qu'est le saoulomètre. Donc, il n'est pas sûr qu'il s'agisse du mètre de verres auquel on pense forcément.

    M. Zlu : Schnaffs : je viens de vérifier dans la table des matières ! Encore quatre et j'y suis...

    Nicolas : c'était pour tenter de pourrir votre réputation de gauchiste sobre.

    Je file sur l'addiction (bien nommé pour aujourd'hui).

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  7. Mais cher Didier je vous lisais quand même sans commenter, ici et chez Manu :)

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  8. Pour l'histoire du saoulomètre, j'ai toujours pensé qu'il s'agissait de la capacité extraordinaire du marchand d'idoles saintes à mesurer son propre degré d'alcoolémie.

    Mais outre ce drôle de don, c'est quand même les portraits impersonnels des personnages de cette nouvelle (et même des autres remarquez) qui me marquent.

    En quelques phrases, quelques gestes décrits, quelques bouts de dialogues et on a les personnages, bien vivants dans un décors plus vrai que nature, dans sa tête...

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  9. Bonjour Didier,
    m'est avis que le saoulomètre n'est pas quelque chose de physique comme un mètre de verres ou je ne sais quoi, j'imagine plus une invention personnelle et psychique du père Mathieu...Comme par exemple la durée pour se faire la vidange...ou quelque chose de plus personnel encore...
    Et vous quel est votre saoulomètre?
    Je dois dire que j'en ai plusieurs...
    Un des miens est d'ouvrir mon portefeuille le lendemain d'une tournée des grands ducs et de voir les tickets de CB qui s'empilent...je sais alors à peu près où j'en suis, mais que le lendemain et ça fait t mal...doublement mal...
    au portefeuille et au crâne...

    Chacun son saoulomètre?

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  10. Océane : oh, mais il n'y avait nulle intention de flicage dans mon propos ! Moi-même, je ne me lis pas tous les jours.

    M. Zlu & Cherea : je crois que nous sommes d'accord sur le saoulomètre : il reste "impalpable", comme l'est notre état "après".

    Cherea tout seul : conserver les tickets de CB : quelle erreur ! lors de votre prochaine "descente en vrille", faites-moi le plaisir de foutre tout ça au feu au fur et à mesure de la plongée : ça ne change rien à la dépense, mais les réveils sont moins durs (si je me souviens bien).

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  11. Une remarque qui me vient, tout soudain :

    - 1890 : le saoulomètre est un instrument magique et personnel qui permet aux ivrognes célestes de mesurer leur degré de félicité.

    - 2009 : l'éthylomètre est une matraque scientifique permettant aux flics de mettre les alcooliques au trou.

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  12. Ça devait être une évaluation rustique du niveau d'alcool, entre la vessie et la luette…

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  13. Je me suis toujours demandé pourquoi la consommation pléthorique d'alcool faisait rire - enfin, pas tout le monde.

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  14. Je me disais bien que ce texte me rappelais quelque chose..
    Merci, j'adore Maupassant..

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.