vendredi 5 août 2011

Béni sois-tu, carillonneur

Ce n'est pas loin d'être le premier son dont je me souvienne, hors la voix de ma mère et de mon père, j'imagine. La première musique, en tout cas, c'est sûr. Le carillon. Nul besoin de préciser, dans la famille de ma mère, l'ardennaise, de quoi on parle : de ce caisson de bois sculpté qui, de mémoire de génération, a toujours trôné à gauche du buffet (vu de la porte), dans cette cuisine à quoi, finalement, pourrait bien se résumer mon enfance – en tout cas l'envie que j'en ai encore.

J'ai écrit “génération” au singulier, car il s'agit de la mienne, celle des petits-enfants, celle dont je suis l'aîné absolu (fils aîné de la fille aînée). Il est très mystérieux de savoir pourquoi et comment un couple est plutôt un fondateur de lignée qu'un continuateur, alors même que la chose ne souffre aucune contestation. René et Suzanne, mes grands-parents, étaient des fondateurs. Mes parents (et mes oncles et mes tantes…) sont des continuateurs ; et nous-mêmes, les petits-fils, les cousins, des liquidateurs de ce qui fut. À partir de nous, tout repart à zéro (et personne ne trouve ça drôle). C'est ainsi de tout temps, je pense – sorte de cycle, qui doit bien dépendre de quelque chose, mais de quoi ?

Néanmoins, éparpillement ou non, nous avons ceci, les cousins et cousines, en commun : le carillon ; que les plus vieux (dont moi) ont connu dans cet univers entier et doux qu'était la cuisine du boulevard Fabert, et les autres ailleurs, dans une autre maison – mais il doit leur être aussi cher, je suppose.

J'ai posé le premier mes griffes sur cet objet imposant, immobile, sonore, argentin et incongru. Incongru parce que mes grands-parents, sauf vers la fin de leur vie (phrase scabreuse, puisque Suzanne est encore vivante, à l'heure où je…), n'ont jamais eu plus d'argent qu'il n'en faut pour nourrir leur nombreuse marmaille, et que le carillon n'a pas été acquis à l'économie : je voudrais, aujourd'hui encore, que vous le voyiez et l'entendiez. À quoi, en 1950, qui est à peu près sa date de naissance, ou au moins d'achat, a-t-il correspondu ? Tout le monde en ignore, ma mère y compris. Devait-il présider à la naissance de cette défilongée de petits-enfants dont je fus le premier ? J'ai du mal à le croire : je connais bien René et Suzanne – pas trop le sens des symboles.

Il n'empêche que ce carillon fut, et moi aussi. Un jour, ou un soir, et je ne sais plus quand, et ma mère non plus je le crains, la conversation virant sur des bords alors sans danger, j'ai dit ceci : « Quand vous serez morts, moi, j'aimerais bien avoir le carillon ! » C'était presque une plaisanterie, alors, tellement nous étions tous loin de la mort. Et René a dit : « Tu l'auras, mon gamin, tu l'auras ! »

Personne d'autre ne m'a jamais appelé “mon gamin”, évidemment. René appelait tous ses petits-fils “mon gamin” (et je me rends compte que j'ignore tout à fait comme il appelait ses petites-filles, mais bon) – mais j'étais le premier. J'étais aussi, je crois, le seul qui lui réclamait dix fois fois par jour de lui chanter cette chanson, que l'on doit je suppose retrouver facilement : « Le bon vin m'endort, l'amour me réveille… »

Donc, ce jour très ancien, il a été admis que le carillon devait me revenir. Lorsque René est mort, en 1993 si je me souviens, il ne s'est rien passé, puisque Suzanne était toujours vivante. Ensuite, longtemps après, on est entré dans cette période où les vieux deviennent très vieux, puis excessivement vieux, puis… plus tellement là.

Le 4 juillet dernier, à Sedan, c'était la première fois depuis longtemps que je voyais mes parents seul – Catherine étant restée à la maison. Et le hasard a voulu que ce soit ce jour-là (avec un empressement et un enthousiasme auquel je m'en veux un peu de n'avoir pas répondu tout de suite) qu'ils m'aient, mes parents, entraîné dans leur sous-sol pour me montrer ce qu'ils avaient de précieux à me donner : le carillon.

Il est désormais au mur, comme il se doit. On l'a accroché au-dessus de mon fauteuil. Il sonne tous les quarts d'heure. Entre deux sonneries, il fait “tic-tac” ou plutôt “cling-clong”, à la réflexion : ce sont les stupides réveils qui font “tic-tac”. Deux fois par semaine, depuis sa conception, il faut le remonter : je le fais – chaque mercredi et chaque samedi. Il ne faut pas le remonter trop fort, ce carillon, ne pas bloquer les délicats mécanismes. Il avance un peu : quelques minutes par semaine, je n'ai pas encore compté…

Je commence, c'est plus étonnant, à ne plus l'entendre, sauf lorsque je suis assis juste en dessous. Je me souviens, lorsque j'allais dormir chez mes grands-parents et que René me demandait : « Tu veux que j'arrête le carillon pour la nuit ? », je lui répondais toujours : « non ! » Et j'écoutais avec un bonheur indicible – vraiment indicible – ce son qui a plus ou moins présidé à ma naissance. Si j'ai la chance de mourir à domicile, il devrait aussi hériter de cette présidence-là.

Notre manie de baptiser d'un prénom humain un certain nombre d'objets familiers étant toujours aussi active, nous avons décidé très logiquement que le carillon s'appellerait désormais René. Pour le moment, nous n'avons pas encore osé le présenter à Roselyne, mais on y songe sérieusement.

28 commentaires:

  1. "passant par Paris, vidant la bouteille, (bis)
    mon ami me dit, Jean prends garde à toi (bis)
    L'on courtise ta belle
    Le bon vin m'endort, l'amour me réveille encore"

    je crois, c'est de tête.

    "maudit sois-tu carillonneur, que Dieu créa pour mon malheur,..."
    ça se chante en canon.
    Il n'y a pas à dire, le scoutisme ça laisse des traces.
    Et je suis en train de me demander qui a récupéré l'horloge (qui sonnait aussi) chez mes grands-parents. Je demanderai aux parents.
    (les grands-parents de ce coté nous ayant quitté)

    Popeye

    RépondreSupprimer
  2. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

    RépondreSupprimer
  3. Popeye : oui, c'est ça !

    Pour le carillon, il fallait vous montrer prévoyant : moi, il y a 40 ans que je l'attends…

    RépondreSupprimer
  4. La Suzanne des blogs, c'est votre grand-mère ? Je comprends mieux.

    RépondreSupprimer
  5. "René et Suzanne, mes grands-parents, étaient des fondateurs" Pourquoi l'histoire commence -t-elle à ce moment là ?

    RépondreSupprimer
  6. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

    RépondreSupprimer
  7. Chez mes grands parents bretons l'horloge était éffectivement à la gauche de l'entrée.Bois façonné par l'ami Le Guilcher de Guingamp; une beauté associée au grand buffet de la salle à manger. Ce monde n'est plus qu'un pâle reflet de la réalité."J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans" Baudelaire.

    RépondreSupprimer
  8. Lorsque j'étais enfant, j'ai vécu dans une grande maison où il y avait un carillon qui ressemblait au vôtre, et sur lequel était inscrit "Chocolat Suchard". Elle représentait un nombre important de points découpés dans les emballages de tablettes et de boites de cacao. Elle égrenait les secondes avec une respiration d'honnête travailleuse, et carillonnait modestement, accrochée au mur de la cuisine comme l'horloge de mon livre de lecture à la page des gra gre gri gro gru, la grosse pendule égrène les secondes. Longtemps j'ai cru que le verbe égrener signifiait "compter les secondes".

    RépondreSupprimer
  9. "Fugit irreparabile tempus"

    C'est l'une des rares expressions latines que je connaisse.

    RépondreSupprimer
  10. http://youtu.be/N1WblWq8O-I

    tu peux écouter la chanson de René ici...

    RépondreSupprimer
  11. Diable! Il eût fallu que je le demande (demandasse?) quelques mois avant ma naissance!
    C'est vraiment manquer de prévoyance de ma part.

    Popeye

    RépondreSupprimer
  12. Mon cher, je tiens au chaud son frère jumeau, hérité de mes grands-parents au Plan de Dieu et, signe distinctif, dont le mécanisme est bloqué suite à un remontage forcé. Je pense aussi aux goûters passés dans cette ambiance sonore... Bon on verra cela sérieusement en octobre! Santé aux carillons, voilà tout !!

    RépondreSupprimer
  13. Antoine : tu m'énerves ! J'ai eu comme des sortes de… pfff ! de larmes, on va dire. Superbe interprétation, mais je préfère celle de René, évidemment, et moi sur ses genoux, enfin tout ça, et j'entends encore sa voix. Mais, vraiment, merci tout de même.

    Le lien d'Antoine.

    Pluton : on s'fera écouter nos carillons (comme disent les enfants qui ne savent pas encore ce qui les attend). Mais je suis sûr que celui de René est le plus magique du monde !

    RépondreSupprimer
  14. Et, bien sûr, c'est totalement stupide, mais tout de même : l'idée que tous, vous autres, vous occupiez de René, et de son carillon, eh bien…

    RépondreSupprimer
  15. Je n'ai pas du ce carillon là qui est spécial mais j'ai toujours habité ( bien que par intermittence quand même) près d'eglises qui sonnaient l'heure et même les angelus sauf en ce moment et ça me manque terriblement Si je change ce sera un critère de choix comme d'avoir un arbre au moins devant une fenêtre ...

    RépondreSupprimer
  16. Jacques Etienne6 août 2011 à 09:27

    C'est malin, avec votre nostalgie, vous m'avez collé "Le bon vin m'endort" dans la tête toute la soirée d'hier. Mon père la chantait. Maintenant il ne chante plus grand chose sur son lit de grabataire.

    Le carillon, c'est un "Westminster" ?

    RépondreSupprimer
  17. Un Westminster, farpaitement !

    Et désolé pour Le bon vin

    RépondreSupprimer
  18. Jacques Etienne6 août 2011 à 09:38

    Je crois qu'on a tous dans le cœur un Westminster oublié... Et des chansons que les vieux chantaient. Et puis un DG les fait ressurgir, provoque la délectation morose, et on se sent tout chose.

    RépondreSupprimer
  19. Ces billets doux cher Didier Goux, sont par évidence ma préférence, cette intimité où l'on se faufile pour y puiser le son des lumières d'avant, là au delà du vent de la nuit, on observait scintiller l'ouï.
    Ca fait grésiller les paupières, ou non les cils. Vous savez ce passé qu'on ne souhaite pas sortir comme lorsqu'on dore cette enfance, plaquée là refusant l'éveil tellement ce bruit est beau..
    Renaître de ses cendres, on le veut à la fin, on le souhaite à l'envie à la faim,.. René ! Sonne et ne t'arrête pas, l'aiguille tend toujours son bras bien au dessus des mâts, suffit d'un capitaine...d'une demoiselle ou d'une dame, Suzanne, ou bien encore Catherine ou Roselyne inconnue du voyage dans ce carnets de bords que vous nous tenez l'essor, Monsieur Goux, comment allez-vous ?
    Et vous..nous, eux, René, le temps qui cloche, toujours en avant ? ..Que trépassent les questions au passage du carillon !
    Il est cette arche ou cette harpe, que seules les sirènes connaissent,..car de leur horizon, le temps chante la moisson.

    Je suis moi-même une malle aux objets, les plus petits et les moins encombrants, boutons de manchettes de Roger, briquet doré, boucles d'oreilles, quelques lignes et des croquis... Mais de mon coffre et ma poitrine, de ma gorge et de mon sein, aucun autre son n'a ce privilège, Il cloche cloche sonne, à tous les battements.

    Alors de tout mon coeur, je vous prie d'agréer, René, mes salutations les plus claires.

    Merci.. à ce bon billet, savoureux et gouteux, épais et pulpeux, aussi pourpre qu'un vintage en ferait des envieux !

    RépondreSupprimer
  20. "cette intimité où l'on se faufile pour y puiser le son des lumières d'avant, là au delà du vent de la nuit, on observait scintiller l'ouï. " (Sand Z)

    Hein ?

    RépondreSupprimer
  21. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

    RépondreSupprimer
  22. Suzanne !
    Vous êtes bouchée ?

    RépondreSupprimer
  23. Très beau billet, monsieur Goux.
    J'arrive un peu en retard, mais si votre carillon avance, alors dévissez de quelques tours le petit écrou situé sous le balancier (en moyenne 1mm correspond à 15 minutes de décalage par jour).

    Un jeune horloger qui apprécie beaucoup votre blog :)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Eh bien, en effet, vous êtes descendu dans les tréfonds ! En fait, la légère avance qu'il prend ne me gêne nullement. Ce qui l'est plus, gênant, c'est l'usure d'une certaine pièce qui fait que ses sonneries ont tendance à devenir un peu erratiques (il cesse brusquement de carillonner, puis, si je donne un ou deux tours de clé, s'y remet, etc.) L'artisan horloger qui tient boutique à Pacy avait commandé cette fameuse pièce, mais comme, six mois plus tard, il ne l'avait toujours pas reçue, j'ai récupéré René en l'état…

      Supprimer
    2. La pièce en question doit être le ressort des quarts, ceux-ci finissent par s'user avec le temps et ne tiennent plus la charge. Si c'est bien de cela qu'il s'agit, c'est surprenant qu'il ne l'ai pas reçu au bout de 6 mois. Je m'en serais occupé avec plaisir, mais j'ai bien peur que cela vous fasse une trotte d'aller dans l'Oise!

      Supprimer
    3. L'Oise, cela m'aurait été assez pratique en allant chez mes parents, dans les Ardennes, c'est le chemin. Sauf qu'ils viennent de déménager en Normandie !

      Pour l'instant, il fonctionne (je parle de René…). si jamais il venait à ne plus sonner du tout, je vous contacterais avec empressement, pour peu que vous m'adressiez un mail privé (adresse en haut à gauche de ce blog), afin que je possède votre propre adresse en retour…

      Supprimer
    4. Moi aussi j'avais cette horloge, elle me manque car c'était réconfortant, j'entends encore ses carillons! nous étions très nombreux à la maison chez mes parents, la même horloge, je suis allée aussi chez une nourrice en Province qui avait en comtoise, normal j'étais dans le doubs! aussi cette horloge aussi a marquer ma vie, un fil du temps qui n'est jamais rompu!

      Supprimer

La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.