lundi 1 août 2011

Ortega y Gasset : je lis et je relie

Venant tout juste de tourner la dernière page du livre majeur d'Ortega y Gasset, je brûle de l'envie de le reprendre immédiatement et da capo ; tant je sens bien que, en dehors du choc qu'il m'a causé, l'essentiel de sa démonstration est déjà en train de m'échapper, d'autant plus facilement que je l'ai lu dans de fort mauvaises conditions… atmosphériques, disons.

Le malentendu qu'il me semble important de dissiper dès maintenant concerne cet homme-masse, dont Ortega fait le pivot de son livre, pour l'opposer aux élites, qu'il préfère d'ailleurs désigner par une expression à la fois plus belle et plus parlante : les minorités exemplaires. L'homme-masse ne se confond pas avec l'ouvrier, ni même avec l'homme du peuple : il ne s'agit aucunement d'un concept “de classe”. L'homme-masse, « c'est l'homme en tant qu'il ne se différencie pas des autres hommes et n'est qu'une répétition du type générique ». L'homme-masse est surtout celui qui, face à la disparition des minorités exemplaires, en vient à se concevoir comme la totalité de l'homme et à en éprouver une sensation de triomphe et de domination, sensation qui « l'invitera à s'affirmer lui-même, tel qu'il est, à proclamer que son patrimoine moral et intellectuel lui paraît satisfaisant et complet. Ce contentement de soi-même l'incite à demeurer sourd à toute instance extérieure, à ne pas écouter, à ne pas laisser discuter ses opinions et à ne pas s'occuper des autres. Cet intime sentiment de domination le pousse constamment à occuper la place prépondérante. Il agira donc comme s'il n'existait au monde que lui et ses congénères. Aussi interviendra-t-il partout pour imposer son opinion médiocre, sans égards, sans atermoiements, sans formalités ni réserves, c'est-à-dire suivant un régime d'“action directe”. »

Des caractéristiques dont Ortega y Gasset souligne qu'elles sont semblables aux attitudes humaines déficientes qui sont celles de l'enfant gâté (le señorito) ou du primitif révolté, c'est-à-dire du barbare. Et comment, nous, ne pas relier cet homme-masse, devenu incapable de concevoir le moindre extérieur à lui-même, et se transformant donc en une sorte de tyran aussi bonasse que féroce, comment ne pas le relier à ce petit bourgeois universel dont le règne est annoncé par Renaud Camus ? De le relier aussi, par certaines de ses caractéristiques, qu'Ortega y Gasset énonce plus loin dans son ouvrage, lorsqu'il parle de ses “cabrioles”, à l'Homo festivus de Philippe Muray ? Et l'on pourrait certainement le relier encore aux observations les plus acérées de Nicolàs Gòmez Dàvila. On pourrait même le relier à Modernœud, mais restons d'une modestie de bon aloi…

José Ortega y Gasset est un penseur qui incite à la fois à la relecture et au reliage.

Mais le portrait qu'il fait de l'homme-masse, encore une fois, ne correspond pas du tout à un seul type d'homme social, que l'on pourrait s'imaginer être réductible à l'ouvrier ou à l'homme du peuple. L'un des chapitres du livre s'intitule La Barbarie du “spécialisme”. Ortega y brocarde – fustige serait d'ailleurs mieux adapté – ces hommes de sciences qui, sous prétexte de leur excellence dans leur étroit domaine, se croient autorisés à juger de tout avec le même aplomb : « Cela signifie que c'est un monsieur qui se comportera dans toutes les questions qu'il ignore, non comme un ignorant, mais avec toute la pédanterie de quelqu'un qui, dans son domaine spécial, est un savant. »

Et, dans un autre texte, de 1937 celui-là, À propos du pacifisme, Ortega y Gasset choisit comme exemple de “barbare spécialiste” Albert Einstein en personne : « Il y a quelques jours, Albert Einstein s'est cru autorisé à donner son opinion sur la guerre civile espagnole et à prendre position à son sujet. Or, Albert Einstein peut se prévaloir d'une ignorance radicale sur ce qui se passe en Espagne depuis quelque temps, depuis des siècles, et même depuis toujours. L'esprit qui l'a poussé à cette intervention insolente est celui-là même qui depuis fort longtemps est à l'origine de la perte de prestige universelle de l'intellectuel, lequel, à son tour, participe au fait que le monde parte à la dérive, par manque de pouvoir spirituel. »

Il y aurait, il y a encore beaucoup à dire sur cet homme-masse, ce señorito conformiste et égalistariste, ayant rejeté tout passé et toute exigence morale, qui, 80 ans après sa détection et sa saisie par Ortega y Gasset, nous cerne aujourd'hui de toute part, étend son empire et règne sans partage – jusque, trop souvent, dans les miroirs de nos propres salles de bain. On tâchera d'y revenir, après relecture.


Rajout de deux heures vingt : Alain Finkielkraut a consacré son dernier numéro de Répliques, la semaine dernière, à Ortega y Gasset ; émission qui me semble constituer une excellente introduction à l'œuvre. C'est par ici…

30 commentaires:

  1. Ben entièrement d'accord, quel livre ! Mais, ceci dit, je vous achète le n ibérique. Comment fait-on ? Il semble que vous en soyez .... un spécialiste ?

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  2. PRR : sur Mac, on fait alt + n, et ensuite on tape le n. Sur PC, je ne sais pas. Mais si Nicolas passe par ici, il nous le dira peut-être…

    Duga : ah ! je voulais l'indiquer en fin de billet et j'ai oublié ! Je vais rajouter le lien de ce pas.

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  3. Monsieur Robes-Roules,

    vous vous en sortirez avec "alt Gr + é" puis "n" (alt Gr, celui à droite de la barre d'espace).

    (Par ailleurs, je vous recommande l'utilisation du code ASCII, qui vous donnera accès au Ç (alt + 0199 (sur le pavé numérique, sinon ça ne marche pas)), ou encore au À (alt + 0192).)

    Désolé Didier pour cet aparté technique. Vous m'avez donné envie de lire Ortega y Gasset (que j'avais consciencieusement évité durant mes études), devrais-je ajouter pour me faire pardonner.

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  4. Les philosophes franquistes seraient assez désopilants si ne se cachaient pas derrière leurs oiseuses démonstrations le soin de passer sous silence les crimes faits à "l'homme masse" par la "minorité exemplaire":les pelotons d'exécution fascistes, les exactions sociales, la hiérarchie sanglante et affamée de pouvoir de l'église, les généraux macabres de l'armée, tels que les a montrés du doigt Bernanos(qui n'était pourtant pas un modernoeud au sens que vous lui donnez) dans "Les grands cimetières sous la lune"

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  5. Ah mais ne vous excusez surtout pas ! Vous venez de pallier l'une de mes nombreuses ignorances, et c'est très bien comme ça.

    Pour Ortega, allez-y… franco.

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  6. Luc : vous avez lu le livre dont on parle ? Vous vous êtes un peu renseigné sur son auteur, son parcours intellectuel et moral ?

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  8. Non, bien sûr, je ne l'ai pas lu ce livre, mais je pensais que c'était le principe de ce blog: la caricature!

    cela dit, un philosophe acceptant de vivre sous une dictature, on peut tout de même émettre quelques doutes, non?

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  9. J'en deduis donc que vous ne lirez pas non plus Boulgakov, Grossman ni Chalamov (qui ont vécu sous la dictature bolchévique), ni Borges (dictature argentine) ni même Flaubert ou Baudelaire (dictature de Napoléon III), et pas davantage François Villon, qui semble s'être accommodé de la tyrannie de Louis XI.

    C'est bien, continuez…

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  10. Je refuse de lire Didier Goux, ce blogueur réac' qui vivait sous la dictature sarkozyste.

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  11. Vanessa Taprendra1 août 2011 à 15:39

    Chapeau Monsieur Goux, vous montrez là comment on devrait toujours se servir de la culture.

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  12. (Sans compter qu'Ortega, fervent partisan de la Seconde République dont il a contribué à rédiger la constitution, a fui l'Espagne pour habiter en France lors de la guerre civile et jusqu'en 45, ce qui me paraît moyennement fasciste comme attitude (je ne l'ai pas lu, ai-je dit ; ce qui ne signifie pas que je ne l'ai pas étudié, malheureusement)... Et pour prolonger les facéties de Didier, je propose de boycotter Marc Bloch qui osa rester en France alors même que l'infâme Pétain la dirigeait, et ce jusqu'à sa mort indigne, en 44.)

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  14. Anonyme que je suppose être Luc,

    j'ignore s'il a "cautionné" le franquisme (et à vrai dire j'ai un doute), mais cela ne change pas grand-chose. Voudriez-vous priver le monde de Heidegger, dans la foulée ? De Platon ?

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  15. Et Luc Ferry...

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  16. Il me semble qu'il y a un espace entre écrivains, romanciers, tels que ceux que vous citez, et le penseur politique et même l'homme politique Ortega, qui s'est pavané dans l'Espagne franquiste et a justifié sa forme de gouvernement.

    Mais je comprends que cela ne vous gène pas.Tout sauf la démocratie, n'est-ce pas! et la "minorité exemplaire" dont je suppose vous devez être, est la forme de gouvernement que vous appelez de vos voeux.

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  18. Vanessa Taprend1 août 2011 à 17:49

    Il y en a qui confondent liberté d'expression et liberté de dire n'importe quoi.
    S'exprimer, ce n'est pas dire n'importe quoi, à moins d'être soi-même n'importe quoi.

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  19. Luc : Ortega y Gasset a signé, en 1936, juste après le début de la guerre civile, un appel en faveur de la république espagnole…

    Tcheni et Vanessa (et les autres éventuellement) : ne prenez pas la peine de répondre aux anonymes dans la mesure où je vire leurs commentaires dès que je les repère, ainsi que j'ai annoncé que je le ferais désormais.

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  22. Et voilà, je pense à Molière (dictature de Louis XIV)... :0)

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  23. Anonyme : ben non, mon con : ton commentaire est resté…

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  24. "l'homme politique Ortega, qui s'est pavané dans l'Espagne franquiste"

    Avant de raconter n'importe quoi, vous devriez vous demander pourquoi il y a eu une "Espagne franquiste", quelles étaient les forces en présence, etc.

    Mais là j'ai vraiment envie de me relancer dans un débat sur la guerre civile, pour chaque cliché il faudrait des pages de réfutation qui ne seraient pas lues.

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  25. C'est vraiment dommage que nous n'ayons pas le côté pile du bouquin, l'autre versant, le résumé en l'occurence.. c'est trop demandé ?

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  26. L'émission de Fink est excellente. La "Bérénice" est juste. On apprend en début de chronique que Camus (l'ancien) souhaitait la publication d'Ortega chez Gallimard qui a refusé (la mafia sartrienne veillait !).
    Hannah Arendt (une autre pointure celle-là aussi) a connu quasi le même phénomène, sa traduction en français avait été reculée pendant plus de 10 ans.

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  27. Ce n'est pas que je sois à cheval sur les mots, quoique..ça trotte pas mal dans ma caboche, ce n'est pas que j'ai une dent, je ne suis pas musulmane, ce n'est pas que je fasse dans la dentelle non plus,..mais il y a un tout petit morceau de ce texte, qui encore ce matin me fait saliver :
    " Il est le pivot de son livre " , j'a dore.
    @ Pierre R² : j'avais aussi remarqué le croco, sur le Norvégien flingueur, mais pas sur cette photo, à la télévision, lorsque, le petit sourire en coin et non la larme ( de Le Lacoste ) à l'oeil, le type était dans cette voiture le menant en garde à vue.
    A croire, .. que rien est anodin chez ce genre de spécimen.

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  28. Gil : je renonce tout pareillement. Mais je vais peut-être faire un petit billet “annexe” sur cette question.

    Sand Z : voici pour le résumé. Mais franchement, vous auriez pu le trouver vous-même…

    PRR : De plus, c'est elle aussi qui cite l'autre Camus ("le mien"…), alors que je m'attendais à ce que ce soit Finkielkraut qui le fît.

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  29. @ Msieur Didier,
    ô mais jamais je n'aurais imaginé me faire servir par vos grâces voyons c'est mal me connaître.., et croyez bien que j'en suis très touchée.
    De plus, nous nous sommes mal compris à ce propos, il était de l'image, de ce résumé qui me semblait opportun et interressant de souligner..
    Je reformule donc " je trouve dommage " ne pas voir, dans ces services " internet " de vente, le quatrième de couverture.

    Merci Msieur Didier, beaucoup..

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