mardi 15 novembre 2016

Nino Ferrer et Paul Morand

Le verve burlesque n'est pas, quand on se plonge dans l'œuvre de Paul Morand, ce qui frappe d'abord ; pourtant, elle existe bien. Pour la trouver, il faut ouvrir le roman qu'il écrivit en 1933 et qui s'intitule France-la-Doulce, lequel a fait beaucoup pour asseoir à notre époque sa nauséabonde réputation. De quoi s'agit-il ? D'une satire, on pourrait presque parler de “pochade”, se déroulant dans le milieu cinématographique parisien de ce début des années trente. Morand sait de quoi il parle puisque, l'année précédente, il a travaillé à une adaptation de Don Quichotte, que devait tourner le grand cinéaste allemand Pabst, et qui lui a valu un certain nombre de frustrations, agacements et déboires. Dans le roman, un petit groupe de producteurs, évidemment désargentés mais furieusement cosmopolites, se met en tête de tourner une adaptation de La Chanson de Roland. Le but n'est évidemment pas de faire œuvre artistique, mais simplement  de renouveler les traites des films précédents. Et l'on va suivre, durant 150 pages, les tribulations de ce film – de ce bateau ivre, devrais-je dire –, depuis le lancement de l'idée jusqu'à la première aux Champs-Élysées, en présence du président du Conseil.

Pourquoi France-la-Doulce a-t-il valu et vaut encore à Morand de subir les foudres des habituels foutriquets tonnants (les foudriquets) ? Parce que les producteurs du film, douteux chevaliers d'industrie, sont presque tous des Juifs d'Europe de l'Est, lesquels ne cessent d'affluer à Paris depuis que, à Berlin, un certain Adolf Hitler a été nommé chancelier. Que Paul Morand ait été antisémite, cela ne fait guère de doute. Mais son roman l'est-il ? Ma réponse est : non. D'abord, tous les financiers gentiment crapuleux qu'il fait s'agiter ne sont pas juifs : il y a aussi un Grec, un Roumain, deux trois Arméniens, etc. Sans parler des acteurs et des techniciens du film qui, eux, sont irréprochablement “de souche” et n'en sont pas moins fort bien assaisonnés. Ensuite, qui viendra nier que, à cette époque, aussi bien en France que du côté de Hollywood, les Juifs étaient particulièrement présents, et féconds, dans le monde du cinéma ? Enfin, même si l'on se focalise sur notre petit groupe de producteurs sémites, il convient de noter qu'ils sont extrêmement drôles et, au bout du compte, très attachants, car animés par un féroce appétit de vivre et un optimisme jamais pris en défaut : par moment, le lecteur a l'impression de voir évoluer les cousins (ayant plutôt mal tourné, je vous l'accorde) des Valeureux d'Albert Cohen, qui naissent à la même époque. Des caricatures ? Oui, certes. Mais tout le roman, j'y insiste, est une satire, une bouffonnerie, et on serait mal avisé, je crois, de s'appuyer sur lui pour établir l'antijudaïsme de Morand : Mangeclous fait-il de Cohen un antisémite ? Taxe-t-on Alfred Jarry d'antiroyalisme sous prétexte qu'il a donné vie au Père Ubu ?

Reste une question, dont je vois bien que l'on brûle de me la poser : que signifie l'intrusion de Nino Ferrer dans cette histoire ? Elle vient d'une réplique trouvée à la page 433 des œuvres romanesques de Morand dans la Pléiade. Elle est dite par Hermeticos, le producteur grec qui, à l'instar du baron de Nucingen et de Schmucke, le fidèle ami du cousin Pons, est affligé d'un fort accent typographique ; lequel lui fait donc dire ceci : « Je son, je son au téléphon, mais person ne répon ! » D'où ma déduction, un peu hasardeuse, que Nino Ferrer avait dû lire Paul Morand, ou bien que, comme on l'assure, il arrive aux esprits taquins de se rencontrer.

27 commentaires:

  1. Il avait un cousin nommé Gaston, ca rapproche.

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  2. Mais enfin être anti-royaliste, c'est normal et recommandé !
    Les Juifs peints par Maupassant ne sont pas très sympathiques non plus...

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    1. Même ceux de Proust ne le sont pas toujours, c'est dire.

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  3. Oui. Si La conclusion visait à décrisper l'ambiance, rassurez-vous c'est loupé.
    Sommes-nous disposés à nous lancer dans un énième débat sur l'antisémitisme de Paul Morand ? Peut-être...

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    1. Ah, mais je n'y tiens nullement ! D'abord parce j'ai horreur des débats ; ensuite parce que je me fous de l'antisémitisme, réel ou supposé, de Morand, ou de n'importe quel autre écrivain.

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    2. Accessoirement, avant que Hitler le déshonore, l'antisémitisme était parfaitement naturelle dans le milieu dans lequel évoluait Morand. Ce débat est donc grotesque.

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    3. Mais tout débat est grotesque ! Le concept même l'est.

      Quant à l'antisémitisme, non seulement Hitler l'a déshonoré (dixit Bernanos), mais aujourd'hui les musulmans le déshonorent doublement. Et avec les mêmes moyens radicaux dès qu'ils le pourront.

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    4. Je n'ai jamais compris cette phrase de Bernanos, ni ce que pouvait être un "antisémitisme honorable".

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    5. Ce n'est pas parce qu'un débat ne sert effectivement à rien qu'on ne peut pas y prendre du plaisir, comme à un jeu d'échecs ou à faire l'amour: l'utilité est-elle le seul critère ?

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    6. Peut-être un antisémitisme qui n'inclut pas le massacre des Juifs, ni même ne les empêche de s'assimiler parfaitement à la société française et d'y conquérir des positions enviables ?

      Sinon, disons que je n'aime pas les débats pour mon propre compte, qu'on les juge utiles ou non.

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    7. Je ne vois pas ce qu'il reste d'antisémite dans cette définition de l'antisémitisme...Elle me semble correspondre à la fameuse phrase du comte de Clermont-Tonnerre « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus » qui n'a rien d'antisémite, au contraire.

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    8. Quand Bernanos écrit « Antisémite : ce mot me fait de plus en plus horreur. Hitler l'a déshonoré à jamais. », il se montre une fois de plus visionnaire. Dès 1944 il entrevoit que l’antisémitisme étant désormais « déshonoré » par le nazisme, les antisémites vont devoir lui rendre son honneur perdu en l’habillant d’une « juste cause ». Leur problème, dès lors, se résume à ceci : comment continuer à haïr les Juifs en toute bonne conscience, c'est-à-dire sans être soupçonné d’être nazi ? La réponse n’allait pas tarder à surgir, et elle ne pourrait être qu’« antifasciste » : l’antisionisme, le soutien aux « justes luttes du peuple palestinien », ce nouveau damné de la Terre.
      C’est ce que Muray, encore lui, appelle l’antisémitisme heureux.

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    9. Les musulmans ne sont pas antisémites mais antisionistes, c'est pas pareil.

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    10. Oui, c'est d'ailleurs pour ça que Mein Kampf et les protocoles des sages de Sion sont des best sellers dans tous les pays musulmans.

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  4. Parions que la clé de l'énigme est finalement que Nino Ferrer soit lui-même juif.
    Reste à trouver le message subliminal incrusté dans la devinette elle-même...

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  5. C'est bien connu aujourd'hui, les "élites françaises" dont à titre d'écrivain Morand faisait partie, avaient fait du Reich dès 1936-1937, leur guide économique, social, politique et économique. Ce n'est que lorsque le rapport de forces militaires les y contraignit, qu'elles passèrent du Blitzkrieg à la Pax Americana !

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    1. Voilà une affirmation qui demanderait à être sérieusement nuancée…

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    2. Nuancez autant que vous voudrez, mais sachez que c'est la thèse défendue par l'historienne Annie Lacroix-Riz dans son ouvrage intitulé : "Les Elites françaises entre 1940 et 1944, sous-titré : "De la collaboration avec l'Allemagne à l'alliance américaine", paru en mai 2016 chez Armand Colin.

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    3. Il faudrait savoir : c'est 1936 – 1937 ou bien 1940 – 1944 ?

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    4. "...Tous ceux dont il est traité ici avaient commis, au plus tard entre 1938 et 1940, le crime de "trahison" ou "intelligence avec l'ennemi" ou "complot" ou "crime contre la sureté" ou "la sécurité de l'État" (avec ou sans précision "sureté intérieure ou "extérieure") défini par le Code pénal(articles 75 et suivants) et passible de la peine de mort..."
      Introduction page 7
      Vous devriez lire cet ouvrage, ça décoiffe ! Et ça vous changerait de ces auteurs plus ou moins méphitiques de l'entre deux guerres !

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  6. Pardonnez-moi de douter quelque peu de l'objectivité de madame Lacroix-Riz qui a toujours fait passer son militantisme communiste archaïque avant toute quelconque objectivité historique. Sa "thèse" par exemple sur le fait que le patronat français avait voulu la défaite de 40 pour pouvoir se complaire dans la collaboration, ou bien que les famines en ukraine du début des années 30 sont des inventions occidentales pour salir la glorieuse URSS sont...pour le moins historiquement contestables voire totalement fausse.

    De surcroît, elle écrit beaucoup moins bien que Monsieur Morand.

    Bien cordialement

    Bertrand BURG

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    1. Si on vous suivait dans votre raisonnement, aucun historien anticommuniste ne serait crédible s'il écrivait une thèse incriminant le communisme ?
      Je suis assez mal placée pour défendre madame Lacroix-Riz car je ne suis pas historienne et qu'en plus j'ai eu beaucoup de mal à lire son livre. Mais ce que je sais c'est qu'aucun historien digne de ce nom ne se permettrait de soutenir des thèses sans qu'elles soient corroborées par des documents. Or cet ouvrage ne comporte pas moins de 85 pages de notes, sources et bibliographie. Je pense que si vous aviez eu cet ouvrage entre les mains, vous n'auriez pas pu écrire ce commentaire.

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  7. Chère Madame,

    il existe des historiens, et il existe également des idéologues qui utilisent leurs diplômes d'historiens et leur savoir-faire pour défendre une vision purement politique actuelle (en l’occurrence, les capitalistes sont des méchantes personnes fascistes, et la mauvaise réputation de Staline est un complot des américains et du Vatican - je simplifie, mais c'est cela au fond).

    Madame Lacroix-Riz fait manifestement partie de la seconde catégorie, ce qui est son droit, mais ce qui autorise aussi les lecteurs à prendre ses travaux avec des pincettes, ou à tout le moins avec une certaine réserve. Pour que même Robert Paxton, historien et peu suspect de dérive droitière, trouve à redire à certains de ces travaux, ou que René Rémond la critique vertement me semble suffisant pour douter de la réalité de ses conclusions.

    J'ai lu assez de prose de Madame Lacroix-Riz à droite et à gauche pour me permettre de me dispenser moi-même de ce dernier ouvrage, d'autant que je suis plongé actuellement dans une ancienne biographie de Charlemagne tout à fait passionnante...

    Bien cordialement tout de même.

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