J'étais à peine arrivé chez Michel Desgranges, à midi ce jour (à midi pile ou presque pile : je mets un point d'honneur assez imbécile à n'être jamais en retard à mes rendez-vous, mais pas non plus en avance, ce qui m'a conduit à pousser ma promenade jusqu'à la petite ville suivante et à en revenir à l'allure d'un gastéropode motorisé) ; donc j'étais à peine arrivé – le temps de dire bonjour au chat noir à la queue coupée – que M. Desgranges me fourrait en main un sac plastique assez lourd, historié de la chouette qui nous observe. Il contenait une quinzaine de livres de format identique (on le qualifiera d'étroit), tous appartenant à une collection fondée par Desgranges lui-même lorsqu'il lui prit fantaisie de présider aux destinées des Belles Lettres, maison d'édition qui reste peut-être la seule capable de repérer les grands écrivains vivants (la chouette, ta gueule, c'est mon blog, je raconte ce que je veux, ferme tes yeux, ou essaie de faire un clin d'œil complice). Dans la pile, que j'examinai aussitôt, bien carré dans mon fauteuil à oreilles vert anglais, je tombai sur le premier numéro de cette collection ayant pour nom Iconoclastes. Il était intitulé Je fume, et alors ?, et signé de Jean-Jacques Brochier, valet d'écurie sartrien pour lequel je n'ai jamais eu grande sympathie. Mais enfin, à l'époque, 1990, attiré par ce titre revigorant, je l'avais acheté et lu. Dire qu'il m'avait enthousiasmé serait très exagéré, mais je vais le relire – pour voir, comme on dit au poker, je crois.
D'autres, dans cette quinzaine offerte me titillent bien davantage, et particulièrement celui qui s'appelle Contre René char, dont le nom de l'auteur m'échappe : il est toujours très agréable de savoir que l'on n'est pas seul ; que d'autres, mieux armés que vous, se sont employés à dégonfler ces baudruches si chères aux gens qui ne lisent jamais de poésie, aux incultes qui se laissent piéger par ces versificateurs qui, pour reprendre la formule de Paul Léautaud (à propos d'André Suarès, je crois bien), singent la profondeur. Bien que médiocre lecteur de poésie, j'ai toujours considéré Char comme un singe. Je ne sais évidemment pas ce que renferme ce livre, mais ce sera à coup sûr le premier que j'ouvrirai de la pile.
Je pourrais en citer cinq ou six autres qui me requièrent presque autant, mais les livres sont restés dans la maison principale et je n'ai nulle envie de bouger mon cul pour aller les chercher. Un de Pierre Lemieux, je me souviens, auteur qui se trouve dans la blogroll de Desgranges, son éditeur ; L'Empire du bien de Muray, que je suis presque certain d'avoir déjà lu, mais que je vais évidemment (re)lire ; Ayn Rand, j'irai voir, à petits pas précautionneux, parce que son épais et bourratif roman, La Source vive, m'a semblé tout à fait indigeste – et parce que, en plus, je ne me sens nulle tripe libérale : je revendique le qualificatif de mongaullo-souverainiste, inventé par quelqu'un que je ne fréquente plus, pour des raisons sans intérêt.
Desgranges et moi-même nous sommes, il y a peu, égratignés gentiment à propos de Sade, qu'il tient pour un moins que rien, et moi pour l'un des quatre ou cinq grands écrivains du XVIIIe siècle, une sorte de trou noir impossible à contourner. Dans son petit panier plastique à tête de chouette hallucinée, il m'a glissé un livre (toujours édité par lui, donc) de Jean-Jacques Pauvert voué au marquis en question. Il est très probable que Pauvert est beaucoup plus proche de moi que de son éditeur dans son appréciation de Sade ; mais il va de soi que, ni pour lui, Desgranges, ni pour moi, cela n'a la moindre importance. Ce qui compte est de savoir, plus ou moins – plus dans son cas, moins dans le mien –, de quoi et de qui on parle.
Bref, j'ai de la lecture, c'est-à-dire un peu de souffle pour prolonger la vie.
Heureux homme !
RépondreSupprimerN'est-ce pas ?
SupprimerLa collection Iconoclastes ( inspirée de la coll. Libertès de J.F. Revel) était dirigée, avec talent et courage, par mes amis Alain Laurent, philosophe, et Pierre Lemieux, économiste, par ailleurs tous deux auteurs de livres remarquables, et à qui je tiens à rendre hommage.
RépondreSupprimerLes éditions des "Belles Lettres" ne publiait elle pas un petit magazine mensuel complètement gratuit sur les futurs ouvrages qu'il devait publier mais depuis abandonné.
RépondreSupprimerPour la chouette, j'ai pensé à Aristide mais celle ci est plus penchée en avant.
J'ai failli lire "Bronchier" pour l'auteur de "Je fume..."
RépondreSupprimer"j'ai de la lecture, c'est-à-dire un peu de souffle pour prolonger la vie."
Faites très attention à ce que vous lisez. Je crois que les grands lecteurs peuvent tomber malade avec les mauvais livres. C'est pourquoi il ne faut jamais se forcer à poursuivre la lecture d'un truc qui ne vous inspire pas plus que ça, voire qui vous débecte. Le plus pernicieux, c'est quand on avale tout un volume comme on mangerait une coulemelle, oh, la bonne coulemelle, si douce aux papilles, moins amère que celles que j'avais ramassées près de la grange du père Laforge, tu t'en souviens, Hélène, et... Paf, ce n'était pas une coulemelle mais une amanite. Même dans les bons livres il y a des faiblesses de style, des baisses d'allant, qui vous minent le système immunitaire quand elles se répètent. Heureux est-on si l'on n'avale que quelques coquilles, quoiqu'elles s'accumulent, dans une longue vie de lecteur: certaines appendicites inexplicables ne sont dues qu'à cela, et je ne dis rien des cas plus graves.