Il est dix heures et demie, Catherine vient de partir se coucher ; je ne vais pas tarder à en faire autant. Avant cela, durant un peu moins de deux heures, on s'est donné le change, en quelque sorte par la courtoisie que l'on se doit : j'ai débouché une bouteille de vin qui pétille pour elle, une qui ne pétille pas pour moi. Quant à nous, nous ne pétillions ni l'un ni l'autre, visiblement. Il y avait de petites bouchées “gourmandes”, selon l'imbécile terminologie de l'époque qui a oublié ce que les mots signifiaient : notre appétit d'elles fut rapidement comble, et ni Bergotte ni Swann n'eurent à s'en plaindre. Ce n'était évidemment pas le premier réveillon que nous passions sans témoin d'aucune sorte : en général, ce sont ceux que je préfère. Mais c'était la première fois que, le décorum étant bien en place : nappe, tentures et draperies diverses, il n'y manquait que le sapin et la crèche, nous nous ennuyâmes un peu, chacun essayant de masquer à l'autre cet étirement morne du temps, par gentillesse, désir de ne pas tout gâcher. Mais gâcher quoi ? L'ennui n'est pas venu d'elle ni de moi : de ce point de vue, la “magie” (nom que les cons donnent à l'habitude tranquille) ne demandait qu'à opérer, comme toutes les années que Dieu avait faites auparavant, si tant est qu'il y ait été pour quelque chose.
Bon, il semble donc y avoir des limites à la volonté individuelle de respecter les coutumes. Après tout… On perd en route des gens ou des chiens dont on n'aurait peut-être jamais pensé qu'ils avaient à voir avec cette chose simple : un réveillon. Rappelez-vous donc comme on se moquait, jeunes, de tout cela ! Et nous voilà, à moins d'onze heures du soir, tout racornis dans le fauteuil, avec Mozart qui fait ce qu'il peut, à penser aux vrais réveillons d'enfance ; ou même de jeunesse, les pires : ceux où l'on allait en se faisant croire que c'était simplement pour Papa et Maman (et surtout pour Papa, dans mon cas : je crois que ma mère aurait pu s'en passer assez facilement, mais je n'en sais plus rien) ; que nous, n'est-ce pas, nous étions passés au-delà de ces momeries – et on regardait gentiment notre père comme une sorte de gamin éternel, absurdement attaché à des apéritifs, des préparations de canapés dans la cuisine depuis le midi, des distributions de cadeaux, des huîtres ouvertes à la force du poignet, des sapins enguirlandés depuis des semaines, des arrivées d'enfants devenus adultes dans le soir, des soirées qui s'effilochent, des vins pas très bons mais profus, de la jeunesse diffuse, des lendemains qui chantent en sourdine et pour nous seuls ; et puis des réveils excités, comme si on avait encore six ans et qu'un vélo rouge vous attendait dans le salon. Dieu, comme on se sentait supérieur à lui, dans ces moments ! On se demandait comment il pouvait encore, à son âge, prendre autant de plaisir à de telles bêtises ; qu'est-ce qu'on était grands, à l'époque…
De temps à autre – esprit fort, n'est-ce pas ? –, on risquait une ironie discrète, pour lui montrer qu'on devenait adulte et qu'on n'était pas dupe. Il riait et ne prenait pas la peine de nous détromper de quoi que soit. Un vrai père est cet homme qui ne vous détrompe de rien, sans doute parce qu'il sait, intuitivement souvent, que c'est inutile : vous serez ce que vous devez, ça durera ce que ça durera, vous comprendrez le moment venu. Et il sait qu'il n'y sera plus, même s'il n'y pense jamais.
Finalement, ce petit texte ayant été écrit, je me demande si ce réveillon n'en a pas acquis une certaine consistance, un poids que les précédents n'avaient plus ; si l'absence définitive n'a pas ce pouvoir de rendre leurs lumières clignotantes à un nombre vertigineux de sapins – et aussi son lustre à un petit vélo rouge.
C'est rigolo, j'ai plutôt le souvenir de ce père qui nous faisait complice de ce réveillon pour qu'il se passe bien vis à vis de la petite sœur, comme s'il fallait que le grand frère (trois ans de plus que moi) et moi (deux ans de plus que la sœur) devions l'aider à ce que tout reste magique...
RépondreSupprimerBel hymne à l'amour filial. Il a réussi a rende ses Noëls inoubliables.
RépondreSupprimerComme quoi il y a du grand dans le petit…
RépondreSupprimerBien dit et bien écrit… Joyeux Noël
Si votre texte sonne aussi juste, c'est qu'il a été écrit dans le vrai. Ou du moins, le sentiment, la sensation qu'on a de l'approcher parfois. Joyeux Noël à vous, malgré les deuils; les deuils inévitables.
RépondreSupprimerEt si les lendemains se remettaient à chanter pour Catherine et vous-même ?
RépondreSupprimerC'est tout ce qu'on peut leur souhaiter!
SupprimerNe jamais perdre espoir...
T.Fellman.
Joli...
RépondreSupprimer"petites bouchées gourmandes" c'est un peu comme le fadasse "amuse-bouches" venu remplacer le flamboyant "amuse-gueules" : c'est bien une "terminologie imbécile" qui appauvrit notre langue.
RépondreSupprimerQuant à la tristesse de votre réveillon, j'ai connu cela : parce qu'il y a du Père, dans Noël, fêter le deuxième si près de la disparition du premier n'est pas bien possible.
'Un vrai père est celui qui ne vous détrompe de rien'
RépondreSupprimeryep.
Joliment vu.
Les quatre lignes de l'avant-dernier paragraphe sont très belles.
RépondreSupprimerRéveillons, anniversaires: étrange, cette habitude des humains de fêter joyeusement tout ce qui les rapproche de la mort...
RépondreSupprimerAvec une mentalité pareille, on ne fêterait plus jamais rien puisque, après tout, c'est chaque seconde de notre existence qui nous rapproche de la mort...
SupprimerElie, vous ne savez donc pas la bonne nouvelle ?
SupprimerChristos anesti !
Tant mieux pour lui.
SupprimerDès que le temps se fige, ça se finit toujours par une histoire de petit vélo rouge.
RépondreSupprimerTrès beau texte. Et si c'était effectivement pour cela que l'on réveillonnait? Pour que l'absence rende "leurs lumières clignotantes à un nombre vertigineux de sapins"?
RépondreSupprimerLe vélo a peut-être joué dans le développement de notre civilisation un rôle que beaucoup ne soupçonnent même pas.
RépondreSupprimerEn réglage automatique on le qualifie de système vicieux ce qui lui fait jouer un rôle particulier dans le développement de l'esprit du petit garçon (oui, j'aime bien taquinner les féministes stupides, et pardon du pléonasme).
Et puis, il y a l'effet gyroscopique des roues...que de poésie...l'angle de chasse du guidon...
On ne peut pas devenir un bon pilote d'avion si l'on n'a pas fait du vélo très jeune.
Si le vélo était rouge, c'est encore mieux.
Je me demandais justement pourquoi je n'étais pas pilote d'avion ?
SupprimerJ'ai enfin compris : c'est parce que je ne sais pas faire du vélo !
très beau texte
RépondreSupprimerCes lignes sont si belles. Je me souviens d'un réveillon de noël, le dernier du siècle passé, le dernier avec mon grand-père, mon père de substitution en réalité, le plus beau de tous, seul avec mes grands parents.
RépondreSupprimerMerci mr Goux
Chalande un peu dans ce blog.
RépondreSupprimerJ'envisageais mollement, tout à l'heure, de faire un billet sur le réchauffement climatique… et finalement j'ai la flemme.
SupprimerIl y a aussi que j'ai eu, ces derniers jours, 432 pages d'épreuves à relire et à corriger, ce qui a suffi à apaiser ma faim de clavier…