jeudi 28 juillet 2011

Désaccords de Claviers

C'était en août 2010. Lorsque, entre mon premier et deuxième pastis in memoriam, j'ai demandé à Catherine de me préciser la date, elle est allée voir dans le grand cahier où elle consigne les micro-événements de nos vies transitoires, et elle m'a répondu : « Le 22. »

Donc, le 22 août 2010, nous étions au fin fond du fond de l'Auvergne, chez Mère Castor (et Père avec) – et sans trop le comprendre déjà sous le signe du deuil, plus ou moins, puisque la maison qui nous abritait avait été celle de sa mère à elle, morte peu de temps avant.

Nicolas était avec nous, arrivé une poignée de minutes plus tôt. La soirée fut ce qu'elle devait être, c'est-à-dire à peu près parfaite. Le lendemain matin, chacun de nous ayant des oiseaux pénibles piaillant sous la calbombe pour cause d'abus de spiritueux, Nicolas nous quitta relativement tôt (“de fourrure”, comme aimait à dire cet autre mort de Philippe Bernalin), parce qu'il était attendu quelque poignées de kilomètres plus au sud, chez un type qui avait décidé de s'appeler dans la blogosphère Le Coucou de Claviers. Parce qu'il vivait dans un bled dont j'avoue tout ignorer et qui s'appelle Claviers – ce qui induit déjà une certaine musique, si l'on veut prendre la peine d'y songer ; et je dirai après laquelle, si j'ai le temps et le courage – mais ça m'étonnerait.

Ce Coucou-là, avec sa femme, prénommée je crois Marcelle, avait pris l'habitude de publier chaque dimanche sur son blog un rébus par lequel il fallait deviner le nom d'un homme politique, passé ou présent. Au moment de saluer Nicolas partant pour Claviers, je lui ai dit, malgré ma bouche pâteuse et ma tronche en vrac : « Dites-lui que je réponds à son rébus : “Jean Lecanuet” ! »

À la suite de cette matinée fondatrice, j'ai répondu “Jean Lecanuet” chaque dimanche pendant plusieurs mois. Si bien que, un jour, ce Coucou dont on cause a décidé – par pitié pour moi sans doute – de faire réellement sortir de son chapeau le nom de cet homme politique alto-normand que le monde continue de nous envier : je n'étais pas peu fier, ce jour, d'avoir enfin vaincu le rébus que ces pénibles Castor résolvaient chaque semaine en se jouant.

Là-dessus, la femme du Coucou est morte (Modernœud dit plutôt : décédée. Mais le Coucou était tout sauf un modernœud, et il connaissait assez la langue française pour savoir ce que ce mot, mort, a de magnifique dans sa brièveté). Il y a environ six mois : quand on n'est pas soi-même frappé par cette catastrophe, on a tendance à perdre le compte des semaines et des jours. À ce moment, pour son malheur propre, le Coucou est redevenu Jean-Louis. Et c'est à lui que j'ai envoyé un assez long mail – parce que les écrivains en bâtiment sont généralement très bons, dans les condoléances (Didier Goux en mode cynique – passons). Jean-Louis – puisqu'il n'y avait plus de Coucou, ou en tout cas plus pour très longtemps – ne m'a pas répondu. C'était normal : l'absence occupe des espaces incroyables, et même souvent tout l'espace ; essayez après ça de continuer une vie vaguement sociale…

Il y a quelques semaines, ce même Coucou redevenu Jean-Louis (pour son malheur, mais aussi en vue de l'ultime résolution de son existence) a publié, sur un blog annexe, un texte qui était en effet une sorte d'hymne à sa femme disparue. Je suis bien obligé de dire que ces quelques paragraphes ne valaient pas grand-chose – littérairement. Parce que j'en étais ennuyé, je m'en suis ouvert à Nicolas, qui m'a répondu avec cette intelligence des gens (quelle formule, mon Dieu !) qui caractérise les salopes de pétainistes dans son genre : « Didier, laissez-lui un commentaire tout de même, m'a-t-il enjoint en substance : Jean-Louis a besoin d'en avoir, besoin qu'on sache que ce qu''il écrit sur sa femme est lu… » Je précise que le mail de Nicolas était moins ridicule que ce que je viens d'écrire, car Nicolas est très souvent moins ridicule que moi.

Je l'ai fait. J'ai un peu honte, quand j'y repense, des sept ou huit lignes que je lui ai expédiées en pensant à autre chose. D'autant plus honte que ce Coucou transformé m'a envoyé en retour un long mail qui, lui, vibrait par chaque phrase, alors que mon commentaire était sec, de circonstance – mort-né.

Là-dessus, j'ai appris cet après-midi, comme tout le monde, par un court billet chez Nicolas, la mort brutale et rapide de Jean-Louis. Bien que rien ne l'indique, j'ai tout de suite pensé à un suicide, et cette pensée m'a ravigoté. Si c'était le cas, et en fin de compte j'espère bien que ce l'est, il me semblerait moins triste, et pas du tout sinistre, que cet homme-là, que je n'ai jamais rencontré mais avec qui j'ai parlé, pour de vrai parlé finalement, ait décidé de mettre ses affaires en ordre et de se fondre dans un néant qui avait déjà absorbé celle qui était la condition même de son existence. (Je dis “néant” parce qu'il n'était pas croyant, mais j'imagine sa tronche, en ce moment même, si jamais Dieu existe…)

Ce soir, parlant avec elle de cette conclusion d'existence, Catherine m'a formellement défendu de me suicider si jamais elle mourait avant moi. J'ai dit “d'accord”, comme toujours, parce que, comme tous les hommes, je ne veux pas d'emmerdes avec la police conjugale. Mais au fond je ferai bien ce que je veux.

C'est vrai, quoi, merde…

26 commentaires:

  1. Et oui, Didier, il y a des gens derrière les écrans, des vrais gens.
    Désolée pour Jean-Louis.

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  2. Quand Catherine parle, vous avez intérêt à obtempérer, pas à faire semblant, non mais!

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  3. Merci !

    (avant de vous suicider, vérifiez bien que vous ne me devez pas d'oseille, comme après la République des Blogs) (smiley, on en avait parlé à la cuite suivante).

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  5. Excellent. Presque parfait (c'est celle dont il se languissait qui a du lui faire surprise, plutôt que "D***").

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  6. pour une fois que que tu sembles humain... Faut-il mourir !?

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  7. Vous avez fait un très beau billet m'sieur Didier, vraiment.

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  8. Nicolas : je ne me suiciderai QUE si je survis à Catherine ( et encore, c'est pas sûr, faut voir à l'usage…)

    Pour la Comète, je ferai comme vos amis socialistes (genre Dagrouik par exemple) : je considérerai que c'est à vous de payer, puisque vous êtes pété de thunes.

    Meoule : je ne peux pas être tout à fait humain, n'étant pas de gauche. Réfléchissez, merde !

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  9. Camino : c'est vous qui l'dites. Moi, j'étais tellement bourré que je ne me rappelle plus l'avoir écrit, alors…

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  10. "Quand ça veut plus, ça veut plus".
    Mon Grand-Père.

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  11. Je ne vous connaissais que comme casse pied, pour une fois, je vous vois écrire avec du respect pour un bonhomme que je respectais de loin

    Merci, juste pour ce respect

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  12. C'est très triste. Je ne le connaissais pas, mais j'aimais lire ses interventions, toujours intelligentes et pleines d'humilité.
    Désolée pour sa famille et ses amis, dont Nicolas.

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  13. Si jamais il vous prenait l'envie d'écourter votre vie (dans cette situation il se peut que du même coup j'écourte la mienne) je vous en prie, faites le avec panache !!

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  14. Votre texte a de la valeur – littérairement.

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  16. Le Didiergoux tel qu'on le cause (peu) et c'est au coucou que nous le devons ...
    Là où il est, il doit se marrer.
    Merci.

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  17. Solveig: je ne crois pas que le Coucou se marrerait. Il venait parfois commenter ici, le blog de Didier était dans sa bloguerolle... et Le Coucou savait faire la part des choses, en gardant la plus grosse part pour tout ce que les "casse-toi d'là t'es pas d'ma bande" ne peuvent pas comprendre...

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  18. Humm Partir avec panache? Panaché? Moi je vois bien une autre solution mais pour plus tard, quand on sera des vrais vieux , j'nous verrais bien se torcher définitivement tous les soirs jusqu'à oublier que l'Autre est parti... Le voix des armes: aligoté ou saint emilion.. etc.. Geargies

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  19. Oui Suzanne, ma formule n'était pas heureuse.

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  20. Geargies : ce serait assez ma pente (raide, la pente…), en effet.

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  21. C'est là où l'on se dit qu'on a du progrès à faire pour devenir soi-même peintre en bâtiment. Un complexe me pousse...vous êtes chiant Didier.

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  22. Merci pour les coucous de claviers

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  23. Ce même Coucou redevenu Jean-Louis…
    Il vous arrive encore d'être clairvoyant, tout n'est pas perdu. Merci à lui, pour ça aussi…
    :-|

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  24. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  25. Amusant, c'est depuis qu'il est mort que je n'arrive plus à l'appeler par son pseudo. S'il était décédé, ça serait différent.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.