mercredi 28 janvier 2015

Peut-on lire Maurice Druon ? On peut.


N'ayant jamais lu une ligne de Maurice Druon, et n'en souffrant pas plus que cela, pourquoi ai-je soudain éprouvé le besoin de combler cette lacune, il y a quelques jours, et de commander Les Grandes Familles, roman qui obtint le prix Goncourt en 1948, comme me le rappelle utilement Wikimachin ? Qu'importe, cela fut fait. Une chose agace dès les premières pages, mais l'auteur n'y est pour rien : c'est que, lorsque apparaît un personnage, vient aussitôt se glisser, en insistante surimpression, le visage de l'acteur qui en interprétait le rôle dans le film de La Patellière, savoureusement dialogué par Audiard. C'est encore plus criant lorsque la description de Druon ne “colle” pas avec le comédien : imagine-t-on sans sursauter Gabin affublé d'un collier de barbe noire? Blier maigre ?

Maintenant la question, dont je vois bien que certains de vous se la posent : doit-on lire Maurice Druon ? Le lire aujourd'hui ? Je ne sais pas si on doit, mais en tout cas on peut ; c'est même très agréable, sauf si l'on recherche dans un roman des audaces formelles, une révolution dans le style, etc. Les Grandes Familles auraient parfaitement pu être écrites cinquante voire soixante-dix ans plus tôt, sans y changer un mot : le lecteur de 1900 et celui de 1880 s'y seraient sentis tout à fait chez eux. Pour autant, ce n'est pas rien. Avant d'y retourner – il me faut assister aux obsèques du grand poète Jean de La Monnerie –, je vous en copie une page, prise à peu près au hasard. Juste avant ce passage, Druon vient de parler des vieillards de 1920 (l'époque du roman) et de leur désarroi face au monde qui émerge, suite à la guerre qui vient de s'achever, et que leur âge n'est plus capable de comprendre. Voici :

« On pouvait hausser les épaules : il y avait pourtant d'autres motifs à leurs jugements que le ressentiment éternel des vieillards. Entre les sociétés de 1910 et de 1920 s'était ouverte une crevasse plus profonde, plus certaine qu'entre la société de 1820 et celle de 1910. Il en était de Paris comme de ces gens dont on dit : “ Il a vieilli de dix ans en huit jours. ” En quatre ans de guerre, la France avait vieilli d'un siècle, son dernier siècle peut-être de grande civilisation ; et cette fringale de vivre que connaissait Paris était une avidité de poitrinaire.
» Une société peut être heureuse tout en portant ses lésions internes ; le malheur vient après. Pareillement, une société peut paraître heureuse alors que beaucoup de ses membres souffrent.
» Les jeunes gens reportaient sur leurs aînés la responsabilité de tous leurs maux visibles et prévisibles, de leurs difficultés du jour même, des vagues calamités du lendemain. Les vieillards qui avaient fait ou faisaient encore partie des dix mille s'entendaient accuser de crimes qu'ils n'avaient pas conscience d'avoir commis, d'égoïsme, de lâcheté, d'incompréhension, de légèreté, de bellicisme. Or, leurs accusateurs, pour leur part, ne semblaient pas témoigner de beaucoup plus de générosité, de conviction, ni de pondération. Quand les vieillards leur en faisaient la remarque, les autres s'écriaient : “ Mais c'est vous qui nous avez faits comme cela ! ”
» Et chaque homme, au foyer même des rayons que Paris émettait, suivait le tunnel de sa propre vie ; le passant, inconscient du grand dôme de clarté sous lequel il marchait et qui était visible à plusieurs lieues à l'entour, ne distinguait devant lui que le trottoir sombre. »

(Pages 22 et 23 de l'édition du Livre de Poche.)

35 commentaires:

  1. Seriez-vous extralucide ! On se croirait aujourd'hui même, où règne le fameux slogan "Dormez tranquilles, braves gens.".
    Oui, un petit air familier...

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    1. Ce n'est pas moi, l'extralucide, c'est Druon ! (Si extralucide il y a, bien entendu.)

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  2. Je me souviens avoir lu dans ma prime Jeunesse les trois volumes de "La Fin des hommes" et les avoir appréciés. L'adaptation cinématographique des grandes familles m'avait déçu car elle prenait bien des libertés, m'a-t-il semblé, avec le texte et le contexte. Mais vu que mes souvenirs des deux sont bien flous, je ne sautais dire au juste pourquoi.

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    1. Audiard prend toujours beaucoup de liberté, avec les livres qu'il adapte. Mais le film, certes vieilli, reste parfaitement regardable. Notamment pour Pierre Brasseur.

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  3. Ben oui, tout change mais rien ne change !

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  4. Pas du tout désagréable à lire. Une histoire. Loin de la littérature à l'esbrouffe.

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    1. Non, c'est agréable. En même temps, on sait qu'on n'aura aucune surprise…

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  5. Druon fait partie de ces écrivains classiques, roboratifs et volontiers "réacs", souvent académiciens, qu'il est de bon ton aujourd'hui de ne plus lire (Maurois, Genevoix, Troyat, Lacretelle, Cau, Montherlant, Dutourd, Marceau, pour n'en citer que quelques-uns). Dutourd en particulier mérite beaucoup mieux que sa réputation de vieux con radoteur : son livre sur Stendhal ("L'âme sensible"), ses recueils de critique ("Contre les dégoûts de la vie", "Domaine public") sont de vraies merveilles, que l'on peut obtenir pour quelques bouchées de pain sur les sites de livres d'occasion...

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    1. Je viens de trouver Contre les dégoûts de la vie à 0,87 € : aussitôt commandé…

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    2. On croirait lire la critique littéraire d'un fanzine de jeunes réactionnaires boutonneux qui découvrent l'art d'être "vintage".

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    3. Voilà qui pulvérise tous les records en matière de rapport qualité / prix !

      Le problème avec Dutourd, c'est qu'il a l'enthousiasme très communicatif et qu'il donne furieusement envie de lire les ouvrages dont il parle. Et on s'aperçoit soudain que l'on n'a rien de plus pressé que de se plonger dans la lecture du "Journal d'un bourgeois de Paris sous la Révolution", de Raymond Aubert, des "Lettres de Russie" de Custine ou des trois volumes des "Voyages en France", d'Arthur Young, sans parler du ravissant "Aimé de son concierge", d'Eugène Chavette...

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    4. Puisqu'il a été question d'Audiard, il était inévitable de voir rappliquer Polo : c'est vraiment l'un de ses personnages, un peu à la Maurice Biraud !

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    5. Oui, mais en fait, je pensais plutôt au personnage que joue Franck Villard, celui qui mériterait d'être à Sèvres...

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    6. Oh, c'est seulement pour vous être désagréable, monsieur "F" (comme faquin, je présume). J'essaie de pratiquer votre humour de mouche du coche. Mais le mien est plus subtil, évidemment. Etalez votre misérable science wikipedesque tant que vous voudrez, mais un gars qui comme vous réussit toujours à citer un maximum de noms et de références en un minimum de lignes ne peut passer que pour un triste pédant. Souffrez qu'on vous démasque, et ne péchez plus.

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    7. Ah oui : celui dont Gabin fait à Françoise Rosay un "portrait parlé" !

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    8. "J'essaie de pratiquer votre humour de mouche du coche. Mais le mien est plus subtil, évidemment."

      Évidemment, évidemment ! Si un jour vous vous lassez de votre pseudo de Marco Polo, je me permets respectueusement de vous suggérer celui de Modeste Mignon.

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    9. Quand on ose s'appeler "Emmanuel F", on la joue profil bas, il me semble. Pourquoi pas "Michel T" ou "Jean-Marc D", hein ? Est-ce que je m'appelle "Marco P", moi ? Quand vous aurez un nom (ou un pseudonyme qui ne soit pas digne d'un élève de CP sans imagination) je cesserais peut-être de vous considérer comme un pignouf. En attendant..

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    10. J'aime beaucoup les échanges entre Marco Polo et Emmanuel F !

      (mais où est passé Marchenoir ?)

      "Aimé de son concierge"... Voilà, voilà un titre de livre qu'il est bien !

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    11. Chez les Son Concierge, depuis le milieu du XIVe siècle, tous les premiers nés sont appelés Aimé.

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    12. "J'aime beaucoup les échanges entre Marco Polo et Emmanuel F !"

      Merci Suzanne, mais si d'autres pouvaient prendre un peu le relais, cela m'arrangerait bien ; je n'ai certes pas l'endurance et le punch de Marchenoir et j'avoue que je commence légèrement à fatiguer...

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    13. Avec Marchenoir il y a un peu de fond. Avec "F" c'est seulement un échange d'amabilités. Derrière le name dropping qu'il pratique avec frénésie, il n'y a rien.

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  6. Réac... et pingre en plus... Bof...

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    1. « Réac... et pingre en plus... Bof… » Non, c'est pas vrai ?

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  7. De Druon, je vous recommande les Mémoires de Zeus, qui vous permettra de réviser vos antiquités.

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  8. Une fois n'est pas coutume : il y a donc un auteur français que j'ai plus lu que vous. C'était à une autre époque.

    (Vous avez un pb de flux RSS : je ne reçois que ce soir votre billet dans mon truc en pensant que vous l'aviez publié après 18h50 - quand je suis parti du bureau - et découvre qu'il date d'hier. On parlait récemment de ce problème chez l'Amiral, récemment).

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    1. Mais pas du tout ! Ce billet date d'aujourd'hui à midi ! Et, cinq minutes plus tard, il était en tête de toutes les blogrolls…

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    2. Ah oui tiens. Je me crois à jeudi. Je confirme néanmoins que je le découvre ce soir. Je vous envoie un mail pour vous prouver que je ne suis ni saoul ni fou.

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    3. J'ai beau être doué d'une certaine imagination, vous envisager saoul m'est rigoureusement impossible.

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    4. Vous êtes déjà socialiste : ça prédispose, tout de même !

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    5. Mais je ne suis pas socialiste. Les membres du PS non plus d'ailleurs. Rappelez vous mes billets au sujet de Bennahmias (rétablissez l'ordre des lettres) qui se dit de gauche mais pas socialiste.

      On est pas hors sujet, là ?

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    6. Si, un peu. Mais comme on est tout seuls et que le bar va bientôt fermer…

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  9. Ils pourraient pas s'engueuler en silence, ici ?

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.