vendredi 22 mai 2015

Laissez parler les petits papiers


À la page 294 du deuxième tome de leur Correspondance, au détour d'une remarque faite par Paul Morand (23 février 1962), on apprend que Jacques Chardonne avait pour coutume d'utiliser deux papiers à lettres différents, selon le type de missive qu'il envoyait : le papier blanc uni était pour les mensonges et le quadrillé pour les vérités. On peut se demander comment il s'y prenait (deux lettres différentes ?) lorsqu'il devait débiter les uns et les autres au même correspondant.

Je viens de relire ce que je disais, il y a un an et demi, du premier volume de cette correspondance : je n'ai rien à y retrancher, le second ne faisant qu'amplifier ce qui était déjà perceptible. Amplifier est le mot : alors que les 1150 pages du premier tome couvraient douze années d'échange épistolaire, les 1150 pages de celui-ci (on aime la régularité, chez Gallimard…) ne valent que pour trois ans, de 1961 à 1963. D'autre part, ce côté “stratèges en embuscade” que je notais il y a seize mois devient de plus en plus évident, à mesure que les échanges s'intensifient. La grande affaire est de bien tenir en laisse les petits jeunes que l'on sent plus ou moins en dévotion – de Roger Nimier (qui disparaît en milieu de volume) à Bernard Frank, en passant par Michel Déon, François Nourissier, Matthieu Galey et quelques autres –, mais aussi tentés par l'émancipation vis-à-vis de ces encombrantes statues de commandeurs.

Là encore, comme dans les années précédentes, c'est Morand qui emporte la palme, avec ses manières de mousquetaire dans une boutique sulpicienne, ferraillant à gauche, lardant à droite, sans se soucier outre mesure de ce qui allait, quelques années après sa mort, devenir le politiquement correct. Chardonne, à côté, est plus ondoyant, presque cauteleux, et ressemble au gros chat qui ouvre son pseudonyme d'écrivain – mais le chardon est loin d'être absent.

On va trouver que je me répète et que mes manies virent à l'obsession, mais je ne puis me défendre d'une irritation certaine lorsque, dans sa note liminaire, le maître d'œuvre, M. Delpuech, m'annonce tranquillement que le volume “comprend 855 des 995 lettres échangées entre Paul Morand et Jacques Chardonne et conservées, sauf mention contraire, à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne” ; cela, sans même juger utile, ou au moins courtois, de me dire en vertu de quel critère les 140 recalées sont passées à la trappe : les raisons de M. Delpuech sont sans doute très-recevables, dans ce cas que ne nous les donne-t-il pas ?

Mais enfin, mille pages de lecture savoureuse, audacieusement pimentée, qui vous tombent entre les mains, mitonnées par deux chefs multi-étoilés, cela ne se produit pas tous les matins ; par conséquent, cessons de tordre le nez et félicitons Gallimard : ça non plus, ça ne se produit pas tous les matins.

41 commentaires:

  1. C'est pas parce que vous lisez 1000 pages qu'il faut nous imposer des tartines, bordel !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est vraiment l'hôpital qui se fout de la charité !

      Supprimer
    2. Dixit l'auteur du roman feuilleton sur la réforme territoriale :-D

      Supprimer
    3. Je ne lis pas des machins de 1000 pages.

      Supprimer
    4. Je n'avais pas osé le dire !

      D'autant que, cinq petits paragraphes à propos de plus de mille pages d'une grande richesse, on ne peut pas dire que j'ai abusé de la patience de ma pratique…

      Supprimer
    5. « Je ne lis pas des machins de 1000 pages. »

      Même pas les motions du parti socialiste ?

      Supprimer
    6. Je l'avais fait en 2008... Mais c'était pour le blog. Je n'en avais rien tiré.

      Supprimer
    7. Koltchak, je vais répondre sérieusement : je n'oblige personne à me lire tout comme Didier, d'ailleurs. Mon commentaire était de complaisance. Je sortais du boulot sans avoir blogué de la journée.

      Supprimer
    8. Et mon commentaire n'était qu'une boutade, d'autant que je lis vos billets sur la réforme territoriale.

      Supprimer
    9. Contrairement à moi, qui m'en contre-pignole.

      Supprimer
    10. K, je sais que c'est un boutade. Didier, avouez que vous me lisez par passion.

      Supprimer
    11. Taisez-vous, grand fou, vous me gênez terriblement !

      Et, au lieu de marivauder, vous feriez mieux de me recadrer, comme vous en avez été instamment prié l'autre jour.

      Supprimer
    12. Déjà que je ne peux pas vous encadrer...

      Supprimer
    13. Évidemment, recadrer sans encadrer, ce serait comme mettre la charrue avant de l'avoir tuée.

      Supprimer
    14. Comme la peau des bœufs quand ta grosse à ses ours.

      Supprimer
    15. Quand une Canadienne digne de ce nom a ses ours, elle en fait des descentes de lit.

      Supprimer
    16. Tant qu'elle ne fait pas descentes d'orgasme.

      Et je précise que je ne suis pas encore plein. Je me demande ce que ca sera.

      Supprimer
    17. Cet échange enchante mon dimanche.
      Du coup, je me demande si je ne vais pas aller voir quelques taureaux se faire buter par des blaireaux en collants roses, devant les forces vives de la ville et du pays, ou trainer avec le vil peuple qui accepte sans broncher de bouffer des portions de paella semi-décongelées à 15€ et de picoler des sangrias chaudes à 3€ le verre (petit le verre).
      Je ne sais pas, j’hésite.

      Supprimer
    18. Allez-y, vous nous raconterez.

      Supprimer
  2. On pourrait imaginer que si le maître d'œuvre, M. Delpuech, vous annonce qu'une centaine de lettres sont passées à la trappe sans explications, c'est qu'il en a reçu l'ordre et qu'il voudrait que vous le sachiez.
    Mais ce serait avoir l'esprit mal tourné, n'est-ce pas ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. De toute façon, M. Delpuech est mort, alors…

      Supprimer
    2. Et bien sûr, notre cher jazzman, toujours en proie à son obsession favorite et dévorante, n'envisage pas une seule seconde que les lettres supprimées puissent être du type de celle-ci :

      "Cher ami,

      Je n'ai pas le temps aujourd'hui de vous écrire plus longuement, mais Hélène me presse de vous confirmer notre rendez-vous de mardi prochain à 19h45 pour dîner à La Flamberge.

      Tout à vous

      Paul Morand"

      Supprimer
    3. Ce que je reproche, ce n'est pas tant d'avoir supprimé des lettres, mais de ne pas nous dire lesquelles et selon quels critères.

      Sinon, je ne crois pas, en effet, que l'option de M. Jazzman soit la bonne, car les lettres à passages antisémites, antigaullistes, etc. abondent.

      Supprimer
    4. En ce qui concerne les critères, M. Delpuech (dont il faut saluer le travail d'édition, d'une précision et d'un soin exemplaires) donne tout de même quelques indications dans le premier volume : "Les lettres écartées comportaient des répétitions dues aux délais d'acheminement et à l'impatience des correspondants, ou concernant des questions éditoriales (Chardonne étant aussi éditeur pour la maison Stock)."

      D'autre part, comme vous le dites très bien, les passages antisémites, antigaullistes (et j'ajouterais homophobes, pour reprendre la terminologie moderne) abondent dans ces lettres, et je ne vois vraiment pas ce que nos deux compères auraient pu écrire de pire et que l'on aurait voulu nous cacher ! Cela dit, cette correspondance est extraordinaire, et c'est un plaisir de lecture constant. On ne remerciera jamais assez la Providence d'avoir laissé à M. Delpuech le temps nécessaire pour mener jusqu'à son terme cette magnifique aventure éditoriale...

      Supprimer
    5. les lettres à passages antisémites, antigaullistes, etc. abondent.
      A moins d'être un gros naïf, vous savez que les juifs adorent la majorité des passages antisémites car ça leur permet de passer pour de pauvres victimes innocentes. La preuve par Emmanuel F. qui se précitpite pour dire que je faisais évidemment allusion aux juifs, pas aux gaullistes, alors qu'en 61-63 la réponse avait des chances d'être Les deux mon général.
      Ce que les juifs n'aiment pas du tout, c'est lorsqu'on parle des raisons qu'on aurait de ne pas les aimer. Par exemple si Paul Morand parle du rôle du décrêt Crémieux dans la suite des événements.

      De toute façon, M. Delpuech est mort, alors…
      Peut-être que pour lui c'était une question d'honneur, ce sentiment goy incompréhensible et un peu ridicule...

      Supprimer
    6. Jazzman, votre monomanie commence à peser un peu lourd…

      Supprimer
    7. Alors qu'on commençait tout juste à entrer dans le vif du sujet ?
      Personnellement, j'aime assez l'idée d'explorer toujours la profondeur du champ.

      Supprimer
    8. "Ce que je reproche, ce n'est pas tant d'avoir supprimé des lettres, mais de ne pas nous dire lesquelles et selon quels critères."

      En fait, il aurait dû publier les lettres supprimées, comme ça on saurait pourquoi il avait décidé de les supprimer.

      Supprimer
    9. "Ce que les juifs n'aiment pas du tout, c'est lorsqu'on parle des raisons qu'on aurait de ne pas les aimer"

      Pourquoi prêtez-vous votre pathologie à toute l'humanité ?

      Supprimer
    10. Je peine à saisir votre dernière phrase. La pathologie serait donc de craindre l'expression des raisons qu'on aurait de ne pas les aimer ? Ou de s'y voir comme dans le reflet d'un miroir ?
      Et pourquoi s'agirait-il nécessairement d'une pathologie ?
      Dans le cas de Jazzman, mon diagnostic serait plutôt celui d'une intelligence supérieure corrélée à une grande sensibilité ...

      Supprimer
    11. les juifs ne sont pas aimés tout simplement parce que les gens trop différents ne sont généralement pas aimés par l'écrasante majorité des gens "normaux" La différence fait peur car elle menace le corps social, la culture majoritaire en place C'est vrai dans toutes les cultures et dans tous les pays (meme si certains sont plus tolérants ou moins violents que d'autres il est vrai) Les handicapés, les homosexuels, les cons, les intellos, les moches, les pauvres, les malades psychique et physiques en tout genre font fuir les gens et il est bien difficile de mener une vie sociale et d'etre aimé par ses semblables lorsque l'on est atteint par l'une ou plusieurs de ses cas la Donc le juif minoritaire et non chrétien dans un occident récemment encore fortement imprégné de christianisme (le juif avait autrefois le meme problème avec les polythéistes et les musulmans qui leur ont succedé en orient) faisait logiquement peur on projetait sur lui des fantasmes (comme le fait que le capitalisme et le mondialisme sont juifs et sont inclus dans le projet "sioniste" alors que la mondialisation libérale est au contraire le pur produit de la réforme protestante, l'individualisme et le libre-marché font partie de l'esprit meme du protestantisme, divisé en plusieurs chapelles souvent d'accord sur l'essentiel) Mais bon le juif représentait idéalement l'étranger infiltré le traitre la taupe idéale bien plus qu'un oncle sam, un yankee ou un rosbif, menu fretin mal connu par la majorité des gens Donc voila dans les années 30, crise économique, le capitalisme est fortement remis en question (le communisme et le nazisme sont furieusement anticapitalistes antiparlementaristes et anti-individualistes, le cauchemar de tout protestant qui se respecte) et le juif est ce que l'on a trouvé de mieux pour le personnifier (le capitalisme mais aussi le mondialisme qui en était encore certes a ses balbutiements) Donc voila, on déteste les juifs soit parce qu'on est un intolérant basique soit (la majorité des cas je pense) parce que l'on n'aime pas le capitalisme, le libéralisme, les états-unis, la CIA, l'armée américaine bush, hollywood et que l'on croit que les juifs tirent les ficelles de tout cela

      Supprimer
    12. Et les points à la fin des phrases, pourquoi ne les aimez-vous pas ?

      Supprimer
  3. À part ça, n'oubliez pas de nous faire, pour demain, un billet sur la tête à Didier.

    Nous sommes nombreux à l'attendre.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah ! ah ! ah ! C'est mon petit marronnier à moi, ça !

      Supprimer
  4. Je lisais ce matin un petit papier de Charles Jaigu à propos d'une "Anthologie de la prose française" de Suzanne Julliard, la femme de Jacques, à qui il proposait pour une édition future, ce mot de Céline : "Gide est un notaire. Aucune transe chez lui, si ce n'est à la vue des fesses du petit Bédouin."

    RépondreSupprimer
  5. Vous félicitez l'épicier pour une édition tronquée, et de surcroît au texte "aménagé" ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je suis d'une indulgence qui confine à la sottise, parfois…

      Cela dit, le texte n'est pas si "aménagé" que ça.

      Supprimer
    2. Comment pouvez-vous le savoir?
      Auriez-vous vu et lu les manuscrits de cette correspondance?

      Supprimer
  6. Pourquoi y a-t-il une mention "Supprimer" et non "Répondre" sous mon commentaire ?
    Vais-je à mon tour être saisie de paranoïte et l'aurais-je bien mérité ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Cela vous permet, si vous êtes prise de remords tardifs, de supprimer votre propre commentaire.

      Supprimer

La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.