vendredi 24 février 2017

Bernard Frank, réactionnaire de gauche


C'est à cause de la géante biélorusse ; sans elle, rien ne serait arrivé. Mais elle a débarqué peu après neuf heures, sur son scooter qui semble toujours un peu trop petit pour elle, et a eu tôt fait de nous chasser de la maison ; non pas elle, d'ailleurs, plutôt l'aspirateur bruyant qu'elle s'est mise à manier avec une fougue presque sauvage. Bref, ayant pris Sainte-Beuve sous mon bras et ma pipe dans l'autre main, je me suis retrouvé ici, assez confortablement logé dans le fauteuil Lafuma qui, comme chaque année, prend ses quartiers d'hiver dans la Case ; et c'est lui qui a fait que mes yeux se retrouvent à la hauteur d'un volume jaune de chez Grasset, posé à plat sur les trois tomes du Journal littéraire de Léautaud. Ne parvenant pas à lire le titre inscrit sur son dos, j'allongeai le bras pour saisir le volume, et y parvins. C'était Vingt ans avant, la réunion des chroniques données à l'aube des années quatre-vingt par Bernard Frank à ce consternant follicule que fut le Matin de Paris. Que Sainte-Beuve me pardonne, mais je l'abandonnai aussi sec, lui et M. de Rancé, dont il s'occupait à ce moment-là, passèrent illico à la trappe.

Elle sont très bien, ces chroniques de Bernard Frank. Si je voulais me mettre à écrire comme un journaliste, je dirais volontiers qu'après 35 ans elles n'ont pas pris une ride ; au moins pour les antédiluviens qui, comme moi, ont vécu cette période et en conservent quelques souvenirs. J'en ai d'autant plus, des souvenirs, qu'en ces années je tenais assises au Big Buddah, comptoir de la rue Hérold auquel, numéro du jour bouclé, les journalistes du Matin, ou au moins une partie d'entre eux, avaient coutume de venir s'alcooliser et, éventuellement, perdre quelques dizaines de francs au 421. En revanche, je n'y ai jamais vu Bernard Frank : sans doute fréquentait-il des abreuvoirs moins centraux que celui-là. Ou alors, il passait rendre ses cinq ou six feuillets à des heures où moi-même j'officiais à Neuilly-sur-Seine, par ailleurs ville natale de Frank. Petite magie de ces chroniques, donc, faites de multiples et souvent cocasses embardées, mais qui, une fois lues jusqu'au bout, laissent apparaître la cohérence sans faille de leur propos. Chacune d'elles semble un jardin aux sentiers qui bifurquent, mais qui vous conduisent néanmoins au point où l'auteur voulait que vous aboutissiez. Bernard Frank est un véritable écrivain, bien qu'il ait fâcheusement commencé sa carrière aux Temps modernes, sous le grand parapluie sartrien, ce dont généralement on ne se relève pas. Mais je sens bien que depuis un moment on attend de moi que je justifie mon titre. Il m'a été inspiré par le paragraphe que voici, daté du 31 juillet 1981 :

« De réformes en réformes en trente ans – pour ne pas remonter au déluge – on a détruit l'enseignement. Il faudrait tout changer. Tout. Une réaction totale. Ce n'est pas vrai que nos chers petits travaillent trop. Oui, ils sont peut-être plus vifs, et alors ? En vrac : grec et latin dès la sixième. Les langues vivantes s'apprennent à l'étranger ou dans des instituts spécialisés. Retour à l'histoire. L'enchantement d'une histoire continue même si l'on doit devenir plombier ou électronicien. Pas la peine de commenter Boris Vian ou des articles de journaux – même les miens – en classe. Se souvenir qu'il y a temps limité pour la mémoire, pour l'exercice de la mémoire et que si on le laisse passer, c'est foutu. Suppression des ligues de parents d'élèves, de droite ou de gauche. L'école est un club d'où les parents doivent être exclus. Trouver des professeurs qui essaient d'apprendre le français, l'orthographe aux professeurs chargés de l'enseigner, etc. »

On devrait offrir ce recueil de chroniques à tout nouveau ministre, au moment de sa prise de fonction : sa lecture pourrait entraver quelque peu sa propension à la suffisance et développer un sens de l'auto-ironie qui, chez ces personnages, reste trop souvent embryonnaire.

37 commentaires:

  1. J'ai en effet lu par ci par là quelques passages de Bernard Frank à cette époque et j'en garde un assez bon souvenir.
    Je crois me rappeler aussi qu'il écrivait volontiers dans la presse, si mes souvenirs sont exacts.

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    1. En effet. La preuve, c'est que ses chroniques occupent plusieurs volumes.

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  2. Etonnant personnage que ce Bernard Frank, qui a tenu des rubriques dans plein de médias étiquetés plus ou moins de gauche, avec des propos comme celui que vous citez, que l'on peut souvent approuver mais en fait peu crédibles, et cela sur la seule base de ses amitiés dans le milieu journalistico-littéraire qu'il fréquentait, et non sur une œuvre littéraire majeure ; il me rappelle un peu le personnage de Gertrude Stein d'avant-guerre, incontournable dans le milieu artistique parisien de son époque, mais on se demande bien pourquoi, puisqu'elle n'a jamais rien produit de remarquable elle-même.

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    1. Eh bien, moi, je m'en contenterais bien, de l'œuvre de Frank ! Malgré le mépris que vous affichez pour elle ; sans l'avoir lue, je suppose.

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    2. Et même en ignorant son existence... Mais êtes-vous certain que c'est à son œuvre, et non à ses fréquentations de gens plus illustres que lui, qu'il doit ses innombrables postes de chroniqueur de l'actualité, dans lesquels il égrenait des propos non indispensables et que bien d'autres gens auraient pu tenir?

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    3. Bizarre que vous preniez la peine de discuter avec ce truqueur d'Elie Arié qui du haut de sa place d'Élite auto-proclamée, vous balance que vous approuvez des propos peu crédibles, et enfonce le clou, au cas où vous n'auriez pas bien compris, sur une œuvre littéraire qui n'en est pas une, telle celle de madame Gertrude Stein (on se demande ce qu'elle vient foutre là ?) "qui n'a jamais rien produit de remarquable".
      Mais peut-être devrait-on comprendre que Élie Arié, en revanche, produit des articles tellement remarquables qu'il peut se permettre de recycler ses vieux articles, comme il vient de le faire pour un article sur le CRIF, en commentaire sur un blog, mais également et concomitamment, en Tribune libre sur un autre ?

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    4. Que bien d'autres gens auraient pu tenir, dites-vous ? Décidément, je crois que vous êtes définitivement fermé à la littérature, si vraiment vous pensez cela de Frank.

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    5. Vous considérez vraiment que les chroniques de Bernard Frank dans le Monde ou le NouvelObs (les seules que j'ai lues ) font partie de la littérature ?

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    6. Mildred, vous vous faites du mal (pour rien)

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    7. Mais je vous parle de ses livres, bon sang ! D'autre part, oui, je considère ses chroniques comme remarquables.

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    8. Et moi, je vous parlais de ses chroniques, voyez ma phrase "ses innombrables postes de chroniqueur de l'actualité, dans lesquels il égrenait des propos non indispensables et que bien d'autres gens auraient pu tenir?."

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  3. Grec et latin dès la sixième, très bien. A condition, bien sûr, de maîtriser le français. Le latin dès la sixième, ça a très bien fonctionné pour moi. En revanche, dans mon école, on ne nous mettait au grec qu'en quatrième. Trop tard! Je n'ai jamais accroché.

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    1. J'ai fait partie de la dernière "classe" à commencé le latin dès la sixième : dès la rentrée suivante (1968), il ne démarrait plus qu'en quatrième. Quant au grec, je n'en ai jamais fait, je ne sais pas pourquoi.

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    2. "à commencé le latin dès la sixième " ça aide pas à l'orthographe (c'est de l'humour! bien sûr). Moi aussi j'ai commencé en sixième...

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    3. "... à commencer le latin dès la sixième" ça vous fait donc soixante-ans au compteur. Mais vous êtes un jeunet !

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    4. C'est noté !
      Quel jour peut-on vous féliciter ?

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    5. Le 19. Faut que je fasse tout, ici.

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    6. "61 dans trois semaines"

      Ça se dit de droite et ça prend sa retraite à 60 ans !

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    7. D'abord, je ne me suis jamais dit de droite. Ensuite, un homme de droite a à cœur de faire plaisir à son patron ; or le mien voulait vraiment que je m'en aille. La preuve : il m'a donné de l'argent pour que j'accepte. Je n'ai pas eu le cœur de l'attrister en refusant.

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    8. vous m'étonnez j'ai commencé le latin en 5 ème (dans un collège privé certes)en 1996

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  4. Quand un écrivain qu'on aime parle d'un autre écrivain qu'on aime... A vingt-neuf ans B. Frank écrivit un essai sur Drieu, La Panoplie littéraire, que Nourissier qualifia d'"outrageusement intelligent". Je l'ai lu alors que je venais d'avoir 29 ans, et j'ai alors compris que jamais je ne serais écrivain (enfin, un écrivain convenable).

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    1. Vous vous êtes peut-être découragé trop vite ?

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    2. Non, je ne crois pas. Et puis il y a bien trop d'écrivains. Et pas assez de nettoyages à sec.

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  5. Juste du pinaillage : 2e paragraphe 3e ligne je tenait (sic). Merci d'évoquer Frank et le latin.
    Estelle.

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  6. Comment voulez-vous que je comprenne ce billet à ce gramme-ci ?

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  7. C’est quand même malheureux que chaque fois que j’interviens sur ce blog c’est pour signaler une faute d’orthographe (§2)…

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  8. Najat pourrait-elle seulement lire Bernard Frank ? J'ai comme un doute…

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  9. Il n'a donc pas été traduit en arabe ? C'est ballot !

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  10. Comment peut-on ignorer Frank !

    Matthieu Galey l'a parfaitement décrit : "Une parole pressée, bafouillante, assez incertaine, mais la pensée lucide, d'une intelligente férocité."

    J'ai beaucoup aimé Mon siècle, chroniques des années 1952 à 1960. Solde est bien aussi.

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    1. J'ai commandé hier ou avant-hier un gros volume de Frank, contenant cinq ou six de ses livres. Mais je crains que Solde n'y soit point.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.