lundi 14 décembre 2020

Coupez !


Même chez les bons auteurs, et j'en fréquentais encore un ce matin, il est désormais de coutume d'utiliser faussement ces expressions symétriques que sont “coupe claire” et “coupe sombre”.  Faussement est encore trop peu dire : en réalité, la plupart des gens les emploient très scrupuleusement l'une à la place de l'autre – c'est à dire qu'ils disent “grand” quand ils croient dire “petit”, et “blanc” quand ils pensent “noir”.

Rappelons donc, sans nous lasser le moins, que ces deux expressions ressortissent au langage des bûcherons – ou des exploitants forestiers, si l'on tient à être absolument moderne. Pratiquer une “coupe claire”,  c'est laisser la forêt claire une fois la coupe achevée. Ce qui implique de lui avoir ôté beaucoup de ses arbres, pour que la lumière y pénètre, et donc d'avoir pratiqué une coupe lourde, ou sévère.

À l'inverse, une “coupe sombre” est celle qui laisse la forêt sombre, ce qui veut dire qu'on ne lui a enlevé que peu d'essences : on a donc pratiqué une coupe légère, ou bénigne.

Il résulte de cette inversion symétrique des significations que l'on ne peut plus guère employer l'une ou l'autre de ces expressions, car ce serait prendre le risque d'être compris tout au rebours. C'est-à-dire que la plupart des gens entendraient “blanc” quand ma bouche leur aurait dit “noir”. Par exemple, si j'écris que, depuis ma mise à la retraite, j'ai dû pratiquer des coupes sombres dans mon budget, quatre sur cinq de mes lecteurs vont m'imaginer à deux doigts de la misère, ceinture resserrée au maximum, alors que j'aurai simplement procédé à la suppression de deux ou trois superfluités, sans en souffrir plus que cela.

Cela étant dit, on discerne fort bien la raison de cette “inversion des pôles”, et l'on comprend du même coup qu'elle était sans doute inévitable et probablement irréversible. Elle tient en effet aux charges positive et négative de ces deux mots : claire et sombre. N'en déplaise à nos ami-e-s racisé-e-s, le sombre sera toujours plus inquiétant que le clair, tout au moins dans notre imaginaire linguistique. Et quand il doit associer sombre à léger d'un côté, ou clair à lourd de l'autre, l'esprit regimbe et rétablit sans y penser plus que ça un certain ordre des choses qui lui semble naturel, évident, allant-de-soi.

C'est pourquoi, sauf si l'on est coiffeur ou pilote de formule 1, on évitera désormais de parler de “coupes”, quel que puisse être leur aspect ou leur luminosité.

Ai-je été assez sombre ?

20 commentaires:

  1. il serait utile en effet de faire le point sur les expressions utilisées à contre sens. Dans un autre registre, l'expression "trou dans la raquette" est vachement à la mode en ce moment. On devrait penser à "trou dans la craquette" plutôt?

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  2. C'est clair, vous décidez de mettre vos pas dans ceux de Claude Duneton.
    Je vous en félicite ! Mais zut, est-ce possible puisqu'il est mort, et ne peut donc plus marcher ? Sombre dilemme ! C'est peut-être ce qu'on appelle un clair-obscur ?

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  3. Eh bien, grâce à vous, je me coucherai moins bête ce soir. Merci.

    Je suis en train de lire Gaspard des montagnes, d'Henri Pourrat, et il y est beaucoup question de coupes puisque la famille des principaux personnages possède des bois. C'est un merveilleux roman, du reste.

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    1. J'ai commencé à le lire, ce roman, il y a deux ans, au retour d'un court séjour à Saint-Flour, et j'avoue avoir calé au bout d'une centaine de pages. Je crois que je suis rétif au genre "roman régionaliste" (pour faire bref). Déjà Giono m'emmerde. Et Ramuz aussi. Et d'autres dont les noms m'échappent.

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    2. Pour résumer : Pourrat, Giono, Ramuz, tout ça, ça emmerde Didier mais Rémi risque d'en être assombri et même de la trouver saumâtre !

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    3. Mais bien sûr ! je connais des tas de gens très bien qui placent Giono assez, voire très haut. Mais, avec moi, je ne sais pas pourquoi, la carburation ne se fait pas.

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    4. @ Didier Goux : Ne parlons même pas de Frédéric Mistral... En fait,les seuls écrivains régionalistes intéressants sont les parisiens; et osons l'écrire,puisque tout le monde le pense et le sait: littérairement, la France se limite à Paris. Voilà, c'est dit !

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  4. Mon très cher, la carburation provençale n'est pas à la portée de tous et si vous rajoutez l'effet rehdibitoire d'un accent à la con, vous conviendrez aisément que vous ne pouvez percer ses secrets... Cela étant dit, cette réflexion dite avec "l'assent"n'a pour but que de réveiller l'ami assoupi dans le nid Plessis-Hébertois!
    Amitiés!

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    1. Ah, mais, je ne fais nul ostracisme (c'est bien trop vilain) vis-à-vis de mes frères provençaux ! La preuve en est que j'ai également cité l'Auvergnat Pourrat et le Suisse Ramuz.

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  5. Vous avez mille fois raison de porter notre attention sur ces pertes de sens de certaines expressions, et ici leur inversion, par le seul fait que nous ne faisons plus le lien avec leurs racines, en l'espèce, le bucheronnage. Le probleme n'est pas aussi benin qu'il semble en avoir l'air.
    Coupez les liens entre les mots, les expressions et leurs racines fait partie du concept de novlangue (newspeak) tel que l'exprimait G. Orwell. Par ce procédé, il devient possible d'invoquer la liberté pour exprimer la dictature, le vivre-ensemble pour dire les conflits inter-raciaux, le ghetto pour mentionner un quartier où il ne fait pas bon entrer alors qu'à l'origine c'était un lieu dont il était difficile de sortir.
    Je crois que jamais jusqu'à aujourd'hui la sémantique n'a été autant utilisée comme instrument de pouvoir.

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    1. Il faut reconnaître qu'on atteint des sommets qui seront sans doute difficile à outrepasser. Mais enfin, la folie des hommes étant sans limites assignées…

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    2. Henri,les déformations sémantiques sont vieilles comme le langage et sans les intentions que vous leur attribuez: parler comme une vache espagnole, les pommes de terre en robe de chambre, etc.

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    3. Mais enfin, Arié, ça n'a rien à voir ! Vous mélangez tout.

      (Cela dit, dans le genre que vous évoquez, je me souviens de ce journaliste de FD qui, dans un article, avait "découvert le poteau rose"…)

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    4. (arrêtez de le prendre comme bouquet missaire, celui-là).

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    5. Ou encore : le bout qu'est misère.

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  6. J'ai une forêt de questions mais je n'ose...

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.