Depuis deux jours, la blogosphère progresseuse faisait retentir les cuivres de la solidarité avec ces martyrs de la liberté durable et de la conscience citoyenne que sont les journalistes de Libération ; on n'a pas entendu de « nous sommes tous des Demorand allemands ! », ni de « Ich bin ein Serge July ! », mais l'esprit était celui-là. Et on bouillonnait d'impatience dans l'espoir d'une arrestation rapide du flingueur de-type-européen-et-à-cheveux-courts, donc probablement d'extrême droite identitaire, anti-mariage guignol et planquant un bonnet rouge dans sa poche ; on en salivait d'avance.
Ce matin, le ministre de l'Intérieur a eu des accents à la Carnot pour féliciter ses troupes, dont l'exploit a consisté, rappelons-le, à cueillir un type qui dormait dans sa voiture, après qu'une bonne âme leur eut gentiment indiqué l'endroit où ils pourraient le trouver – ce qui est en effet un exploit digne de figurer sur les tablettes de la République. On ouvre la portière, toutes armes pointées, et, là, catastrophe : Abdelhakim Dehkar, musulman dûment estampillé d'extrême gauche – fin du beau rêve.
Depuis, c'est un merveilleux silence d'automne qui circule entre les rangs des solidaires tous terrains. Je m'attendais tout de même à quelques admonestations timides, de murmurantes injonctions à ne rien amalgamer, comme c'est la règle dans ce genre de cas ; mais non, même pas : le silence, le renoncement, la lassitude, les épaules qui s'affaissent. Les plus découragés en sont arrivés à parler de football, c'est dire le degré de fatigue de nos sauveurs de démocratie.
On aurait presque l'impression qu'ils ont oublié qu'un type a tout de même pris une balle, parce qu'il a eu la malchance de traverser au mauvais moment le hall d'un journal ridicule et indigne. Peut-être pensent-ils (oui, déjà à ce stade la phrase est amusante), peut-être pensent-ils qu'une bastos révolutionnaire fait moins mal que sa sœur nauséabonde ? Qu'elle évite gentiment de toucher les organes vitaux par amour de l'humanité écrasée ? Allez savoir : le grand silence des lendemains de traque autorise toutes les suppositions.