mercredi 30 janvier 2008

Offrande musicale

Aujourd'hui, peu après trois heures, je remontais l'avenue Georges-Pompidou, en direction de la rue Thierry-Le Luron, à Levallois-Perret. La conjonction de ces trois noms devrait suffire à dépeindre la joyeuseté de mon âme, à ce moment imprécis. Il avait cessé de pleuvoir, mais les façades aveugles dégouttaient d'une eau insipide et dédaigneuse. Pour augmenter encore la poésie inverse de l'instant, il sera dit que je sortais de la boulangerie située sous les arcades, après être passé chercher de l'argent dans le mur d'une agence bancaire.

Je ne l'ai pas vue tout de suite, tant elle était immobile et absorbée d'elle-même. Elle se tenait à environ un mètre de la vitrine, à la limite de l'arche estafilée de pluie et du ciel ouvert de l'avenue. Elle était étrangement peu vêtue pour le froid humide qu'il faisait, c'est du moins ce qu'il m'a semblé. Ses jambes étaient nues presque jusqu'à mi-cuisses, et je jurerais bien qu'elle ne portait ni blouson ni veste ni manteau. Sans doute, puisque j'ai remarqué le rose légèrement marbré de ses bras un peu trop maigres.

Elle s'observait avec une telle attention, une intensité si précise que j'ai eu l'impression qu'elle venait tout juste de poser une question essentielle à son reflet et qu'elle en attendait la réponse. Son image dans la vitre paraissait à peine moins frémissante qu'elle-même, quoique légèrement plus sombre et incertaine.

Elle avait douze ans, peut-être treize - je ne suis pas un grand spécialiste. Mais de cet âge où l'enfance et l'avenir se disputent en silence un corps dont nul n'est encore censé vouloir. Et il m'a paru, mon demi-pain sous le bras, mes billets en poche, que c'était la question qu'elle venait de poser et que son reflet tardait un peu à résoudre. J'ai ralenti mon pas.

À cet instant, les nuages spongieux se sont entrouverts au-dessus des jets d'eau en jachère de la place, deux rayons presque parallèles sont venus marquer l'endroit où elle se tenait et ont enserré souplement la naissance de ses mollets. D'incolores, d'à peine discernables, ses cheveux sont redevenus blonds, ou presque. Elle a paru satisfaite de l'oracle et s'est éloignée en direction d'une courte rue dont je n'ai jamais réussi à retenir le nom.

Comme j'avais un peu trop serré mon pain sous mon bras, quelques éclats de croûte brune restaient accrochées à mon pantalon, entre la poche et le haut de la cuisse.


[Rien de cela n'est arrivé - en dehors du pain et des billets de banque. Ou bien, oui, peut-être, après tout, mais il m'aurait fallu des yeux pour en être sûr. Or, aujourd'hui, je n'en avais pas à ma disposition.]

3 commentaires:

  1. Heureusement que j'ai lu jusqu'à la fin. La description était tellement précise que j'ai crû que c'était ma fille.

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  2. Y'avait un camion en dessous ? C'était en Lorraine ?
    Arianne ? ou je perds le fil ?

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  3. Pas d'yeux, pour voir, pas de bouche pour parler, pffff.Heureusement des mains pour écrire de jolies choses.
    Des bizettes

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.