dimanche 10 mai 2015

Philippe Muray, l'espion qui mimait


Ayant eu suffisamment de persévérance et d'endurance pour venir à bout des 650 pages serrées du XIXe siècle à travers les âges, que l'on dirait écrit par un homme en complet état d'ébriété métaphorique, je m'en suis récompensé en reprenant le premier tome – le seul disponible pour l'instant – d'Ultima Necat, le journal de Muray : mon idée était d'en relire les années 1983 et 1984, c'est-à-dire celles durant quoi il écrit et où paraît son essai touffu, pour ne pas dire équatorial, voire amazonien. À la première lecture, je n'avais pas été frappé comme je le suis que, dans ce journal, se trouvent données noir sur blanc toutes les explications permettant de comprendre pourquoi Muray ne pouvait guère qu'échouer comme romancier. On devine aussi assez bien comment s'est finalement fait le passage du XIX siècle vers les futurs Exorcismes – mais j'y reviendrai un autre jour (ou pas, comme disent les blogueurs finauds). Pour ce soir, je voulais simplement (et voilà, c'est fini : à force de le lire utilisé à tort, à travers et à contretemps, je ne peux plus employer l'adverbe juste ; les légions d'ignares, sourds à leur propre langue, finiront par nous rendre muets de scrupule), je voulais simplement, disais-je, recopier ce petit passage du 16 janvier 1985, afin de vous faire sourire s'il se peut :

« Ne pas être de gauche parmi des gens de gauche et ne pas le dire est un plaisir sadique. Exercer son sadisme aujourd'hui peut passer par là. Il peut y avoir une manière sexuelle de ne pas être de gauche. Les gens de gauche aujourd'hui – justement parce qu'ils ne se soutiennent pas d'une idéologie pour être de gauche – sont de gauche parce qu'ils sont gentils. Vous trouvant gentil à votre tour, ils ne doutent pas un instant que vous ne soyez vous aussi de gauche. Leur diriez-vous que vous ne l'êtes pas, ils ne le croiraient pas. Ils sont dans la position de ceux qui autrefois ne voulaient pas croire que tel ou tel, qui était si bien, était par exemple en réalité pédé. Ne pas être de gauche relève plus ou moins encore du secret. Du sexuel par conséquent. Du penchant pas racontable. Du fantasme. De la tendance nocturne. Il y a un plaisir sûr, un plaisir sadique, à laisser parler des gens de gauche, à les voir vous mettre implicitement dans le même bain qu'eux, à évoluer avec vous sur la base d'une complicité qui est un fait de nature à leurs yeux… Et à être bien entendu tout le contraire… Ne pas être de gauche, c'est évaluer de l'extérieur la croyance. La foi. L'illusion. C'est aussi l'occasion unique de voir la croyance. C'est être un peu Dieu… »

Philippe Muray, Ultima necat, I, Les Belles Lettres, p. 537.

18 commentaires:

  1. J'adhère à ce genre de propos prémonitoires d'autant plus qu'il n'y qu'à regarder autour de soi... Ca m'éclate. Merci.

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  2. Merci pour ce paragraphe effectivement très amusant à lire.
    Il me semble qu'un intellectuel qui "ne pouvait guère qu'échouer comme romancier" restait un intellectuel tout de même. Donc si on supposait qu'il était de gauche c'était, à mon sens, plutôt parce que c'était un intello, car pour quelqu'un de gauche, il est plus facile de croire avoir vu le monstre du Loch Ness, plutôt qu'avoir vu un intellectuel de droite.

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  3. Un petit bijou psychologique cet extrait !
    Cela évoque fortement l'impression dangereuse que l'on peut avoir à intervenir sur certains blogs, lorsque l'on sait qu'on ne correspond pas tout à fait au profil type requis. Et que l'on fait néanmoins comme si, tout en sachant qu'il pourrait nous en cuire si on nous démasquait.
    Une sorte de défi que l'on se lance à soi-même. L'attrait du danger et le goût du jeu, avec en plus ce petit sentiment de "supériorité" qui n'est pas désagréable.

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  4. C'est tellement vrai. Durant deux ans, j'ai été un peu obligé de côtoyer régulièrement une chef de cabinet d'un député socialiste. Une fois les questions de travail évacuées, il nous arrivait de bavarder de choses et d'autres, musique, cinéma, littérature, actualité, etc. La donzelle était assez jeune et il n'était pas rare que nous nous trouvions des goûts communs, tout au moins pour le tout venant culturel. Puis un jour, nous avons parlé politique, et elle est tombée de haut quand je lui ai dit que j'étais un pur réactionnaire, non pas le gentil type de droite classique que l'on aime appeler ainsi pour le flétrir, mais que j'étais foncièrement anti-républicain et très moyennement démocrate, bref royaliste et catholique traditionaliste. Grosse douche froide, mais j'ai été agréablement surpris de constater que ça n'affectait pas notre relation qui resta très amicale. Comme quoi, il arrive parfois que des gens de gauche puissent être intelligents. C'est rare, certes, mais ça existe, comme ces poissons volants qui malgré tout ne constituent pas la majorité du genre.

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    1. Des gens de gauche intelligents qui fréquentent des réacs ? Les cons.

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    2. " Comme quoi, il arrive parfois que des gens de gauche puissent être intelligents." -> Comme quoi, Il arrive toujours que les gens de droite soient suffisants...

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    3. Les gens de droite sont non seulement suffisants, mais absolument nécessaires.

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  5. en lisant le passage sur la méthaphysico-psychanalytique de la gauchitude ou de son absence, je me dis que gratter 650 pages n'est pas du ressort du premier venu,

    Côté lecteur, il faut être sacrément en forme pour ne pas avoir envie de sieste toutes les 10 pages.

    Je salue votre santé.


    Stanislas

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  6. Ah, je ne pense pas être sadique et n'ai pas non plus trop tendance à me prendre pour un dieu, mais comme ce qu'écrit Muray sonne bien vrai !
    Dans le Sud-Ouest où j'habite, il est presque impossible de ne pas se trouver plusieurs fois par jour dans une telle situation, isolé au milieu de gens qui assument tout naturellement que chacun, comme eux, doit faire partie du camp du Bien. Il est difficile alors de ne pas juger, de ne pas se demander comment ces personnes en sont arrivés là, à un tel niveau de déni et d'aveuglement.

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    1. Faut être un peu maso, pour habiter dans le Sud-Ouest, non ?

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  7. Cher Didier,

    les "simplement" fleurissent chez moi aussi, au point que j'en viens à me demander quelle pourrait être une utilisation correcte de "juste". À y bien regarder, nous aurions raison (mais lorsque je découvre avoir raison, c'est souvent que j'y regarde mal) : il semble que "juste" ne puisse pas se substituer à "simplement" à moins de commettre un anglicisme. En revanche, il peut venir à la place de "précisément", "exactement" ou "seulement".
    Par ailleurs, j'ai fondé pour aider notre cause le Comité contre les Juste, que je vous invite à rejoindre. Il fait suite au collectif Assez d'Assez, lui même issu du parti Lutte Au final.

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    1. J'adhère d'enthousiasme ! Et je nous propose comme devise :

      Le temps est venu d'armer le veau gras et de tuer les juste !

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    2. Au final, c'est juste une super idée... assez géniale, même !

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  8. La notation de Muray est très juste : lorsqu’on ne ressemble pas, dès le premier abord, à un fieffé salaud, les gens de gauche, et pas seulement les militants de base, ont tendance à vous prendre pour l’un des leurs, œillères comprises. Mais là où je ne rejoins pas Muray c’est dans le « plaisir sadique ». Moi, ça me gênerait plutôt. J’essaie, alors, tant bien que mal, de me dépêtrer de ce quiproquo, d’autant que son auteur m’est le plus souvent sympathique. Simplement, nos opinions diffèrent, et pas seulement sur des points de détail. Et je forme alors le souhait, toujours vain, de convaincre mon interlocuteur et d’arriver à concilier nos points de vue, tout en reconnaissant que mon grand âge peut avoir tendance à rigidifier mon attitude et à me cabrer contre certains aspects de la « modernité ».

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  9. J'admire la performance. Je n'ai pas pu aller plus loin que le premier chapitre. Dans mes souvenirs, il n'y avait ni dates, ni citations... c'est-à-dire aucune analyse. Je ne me souviens que d'un méta-discours obèse aux métaphores douteuse... comme si Muray essayait d'écrire son "Semmelweiss" sans y parvenir. Y apprend-on véritablement quelque chose en définitive?

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  10. Je n'ai jamais pu connaître ce plaisir subtil. Même en évitant les sujets qui fâchent les "gens' se méfient de moi.
    (c'est-à-dire qu'ils ont un doute concernant mon vote à gauche).
    Peut-être ma tête, ou ce que je ne dis pas ou ce que je dis sur ce que je vois ou mes adhésions à certains styles de vie. Tout cela doit faire un marqueur idéologique assez précis et sans jamais causer politique.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.