dimanche 14 juin 2020

Le Quichotte en couleurs : nouvelles du front


Voilà presque deux ans, pendant que je lisais le roman de Cervantès dans l'excellente traduction de Mme Aline Schulman, j'avais commis un petit billet dans lequel je disais entre autres ceci :

Au tout début du chapitre XXXVI, de nouveaux voyageurs arrivent dans cette auberge de la Manche où le lecteur a l'impression que la moitié de l'Espagne s'est donnée rendez-vous. L'aubergiste les annonce ainsi à Don Quichotte, Sancho Panza et quelques autres personnages (c'est moi qui souligne) : « Il y a quatre hommes à cheval, armés de lances et de boucliers […], et qui portent tous un masque ; au milieu d'eux, il y a une dame vêtue de blanc, et masquée elle aussi ; […] »
Trois paragraphes plus loin, l'un des valets de la petite troupe fournit quelques éclaircissements sur ceux qu'il est chargé de servir ; il dit notamment ceci (c'est toujours moi qui souligne) : « […] ils n'ont pas desserré les dents de tout le voyage. On n'entend que les soupirs et les sanglots de cette pauvre dame, qui nous fait bien pitié. Pour nous, il n'y a pas de doute, on l'emmène contre son gré. À en juger par son habit noir, elle est religieuse ; […] »

Après avoir fait état de ma perplexité, j'ajoutais ce qui vient :

Évidemment, le brave lecteur se perd en conjectures. Il lui semble impossible que l'excellent Miguel de Cervantes Saavedra ait pu commettre, et surtout ne jamais rectifier, une bourde semblable, ni ses éditeurs successifs. Quant à Mme Schulman, il paraît tout aussi improbable qu'elle puisse ignorer la différence entre blanco et negro (la langue castillane est atrocement raciste, comme on peut voir), si tant est que ces deux mots soient bien présents dans le texte originel. Je dis “si tant est” car, me référant à la traduction de César Oudin (1615) que donne la Pléiade, il y est question de l'accoutrement de la supposée religieuse, mais nullement de sa teinte. Le mystère reste donc entier.

En effet, le mystère était entier, et devait le demeurer jusqu'à tout à l'heure, c'est-à-dire jusqu'au moment où, sous le billet originel, est venu s'afficher un nouveau commentaire, posté par Mme Schulman elle-même. Et voici ce qu'elle nous dit :

Cher monsieur, vous avez tout à fait raison, et je suis honteuse de n'avoir pas vu ni corrigé cette incongruité. Le texte espagnol ne donne pas la couleur, il fait seulement référence à la manière dont cette dame est vêtue, elle porte "l'habit", sous entendu, bien évidemment, " de religieuse". Il aurait suffi de laisser le terme "habit" sans y ajouter de couleur, comme l'a fait Cervantès.
Aline Schulman

On se sent tout de même plus léger, non ?

13 commentaires:

  1. bin mince. un avis de la traductrice. quelle classe.

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  2. « le lecteur a l'impression que la moitié de l'Espagne s'est donnée rendez-vous»
    Qui, déjà, expliquait que Don Quichotte est conçu comme un livre à 'réciter' dans les auberges (en 1605, la façon économique de faire voyager les récits) ?
    Aussi, les personnages de l'auberge sont peut être tout bonnement le public de Cervantes. Par une sorte de mise en miroir, il les installe dans le récit.

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    1. Cervantès est un virtuose de la mise en miroir (ou en abyme ?). À ce titre, la seconde partie du Quichotte est extraordinaire.

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  3. Votre découverte mérite une récompense ! Mais laquelle ?

    EA

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  4. Vous l'avouerai-je ? Votre anecdote me remonte le moral. On y voit un travailleur intellectuel reconnaître humblement une faute et s'en excuser. Des siècles que je n'avais pas vu ça.

    Fronçons le sourcil en direction de Mme Aline Schulman pour cette erreur (que nous n'aurions probablement pas remarquée – je viens de passer au nous de modestie) et offrons-lui du thé et des petits gâteaux pour son honorable amende honorable.

    Et relisons le Quichotte (je viens de passer en mode cuistre) dans la traduction de Mme Schulman.

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    1. Traduction excellente, je le répète, et même le répépète.

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  5. Les derniers osselets du père Miguel doivent en être tout retournés après une telle trouvaille ! Bravo Don Didier !

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  6. Qu'a-t-elle besoin de s'excuser la pauvre Aline Schulman, et « nous » de la féliciter pour tant de modestie et d'honnêteté... sinon pleurer.

    En guise de représailles, je soumets aux hommes illustres de ce blog un extrait de l'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche traduit et annoté par louis Viardot (1886) et illustré par Tony Johannot s'il vous plaît :

    ... au milieu d'eux, se trouve une dame vêtue de blanc, assise sur une selle en fauteuil...
    Tome 1 p. 412

    ...Autant qu'on en peut juger par sa robe noire, elle est religieuse, ou va bientôt le devenir, ce qui est le plus probable, et peut-être est-elle si triste parce qu'elle n'a pas le goût pour le couvent...
    p. 514

    C'est Miguel qui déraille mystérieusement.

    Signé : Brutus

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    1. « C'est Miguel qui déraille mystérieusement. »

      Non, c'est Viardot (jusqu'à plus ample informé).

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  7. ici ('son habit'), ici ('ses vêtements'), ou ('sa robe monastique'). Ou encore, sa robe noire
    Avec google, pour rendre les chaines de mots insécables, il faut utiliser les guillemets anglais ("):
    recherche : don quichotte "goût pour le couvent"

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    1. En fait, tant qu'on ne se sera pas rapporter au texte espagnol…

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.