mardi 4 décembre 2012

Mécanique de la terreur, flottement de la culpabilité

« Dans un camp à régime spécial, Ivan Grigorievitch avait rencontré un adolescent, un écolier, Boris Romachkine, qui avait été condamné à dix ans de détention : il avait réellement rédigé des tracts accusant l'État de condamner des innocents, il les avait réellement tapés à la machine, il les avait réellement collés la nuit sur les murs de certaines maisons de Moscou. Boris avait raconté à Ivan Grigorievitch que des dizaines d'employés du ministère de la Sureté nationale (au nombre desquels figuraient plusieurs généraux) étaient venus le voir, le regarder : qu'un jeune garçon ait été arrêté pour avoir fait réellement quelque chose, cela les intéressait tous. Boris était célèbre dans le camp, tout le monde le connaissait, des détenus des camps voisins s'informaient de lui. Quand Ivan Grigorievitch avait été envoyé dans un nouveau camp situé à huit cents kilomètres du précédent, il avait entendu parler de Boris Romachkine dès le premier soir. Sa renommée courait dans toute la région de Kolyma.

« Mais l'étonnant, c'est que tous les hommes condamnés pour avoir fait quelque chose, pour avoir réellement lutté contre le pouvoir soviétique, estimaient que tous les détenus politiques, tous les zeks, étaient innocents, que tous sans exception méritaient d'être remis en liberté. Tandis que ceux qui avaient été arrêtés “pour des prunes”, pour des actions imaginaires, ceux dont les dossiers avaient été fabriqués – et ils étaient des millions dans ce cas – avaient tendance à n'amnistier qu'eux-mêmes et s'efforçaient de démontrer la culpabilité des faux espions, des faux koulaks, des faux saboteurs, de justifier la férocité de l'État. »

Vassili Grossman, Tout passe, Robert Laffont, p. 927.

Livre admirable, essentiel, que celui dont je viens de tirer cet extrait, et dont tout ou presque serait à citer. Dernier livre écrit par Grossman avant de mourir, livre testament (jamais publié de son vivant, est-il besoin de le préciser ?), il constitue néanmoins une excellente porte d'accès au chef-d'œuvre de l'auteur, écrit juste avant, et lui non plus jamais publié avant le début des années quatre-vingts, Vie et Destin, monumental chef-d'œuvre des lettres russes du XXe siècle, dont l'architecture procède de Tolstoï, celui de La Guerre et la Paix, mais qui est plus intimement innervé par l'esprit de Tchékhov, en raison du regard que porte Grossman sur les petites gens et de la bonté vue comme l'un des moteurs essentiels et indispensables pour qui veut protéger et développer son humanité – la bonté, alors, s'opposant résolument à toute doctrine du bien, voire du Bien : « Là où se lève l'aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule. » (Vie et Destin)

24 commentaires:

  1. Vous, et vos affidés, n'avez guère besoin non plus du réel pour parler du Grand Remplacement dans ce pays ! Nous sommes très largement minoritaires et la République assimile bien plus vite qu'elle ne différencie ou discrimine. Bientôt vous ferez interner les artistes de rue, les rapeurs et les simples tageurs qui auront réellement fait des oeuvres d'art ou les délinquants qui auront réellement commis des actes répréhensibles. Ou est la différence ? Vous condamnez là, vous tolérez ici. Voilà votre faiblesse.

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    1. Léon, vous commencez à m'inquiéter sérieusement, savez-vous ? Quel rapport voyez-vous entre Vassili Grossman et vos rappeurs intermittents ?

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    2. Je me demande effectivement si j'arriverai à survivre à la disparition des intermittents du spectacle de rue, à la disparition des graffeurs… à celle des rappeurs? à celle de Johnny et de Mireille Mathieu… c'est un vrai problème… voilà ma faiblesse.

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    3. Tiens, qu'est-ce que je disais.
      L'époque veut que le rapper est une lumière, et que tout détracteur
      de cette sous-culture idiote est un fascislmizi.

      Léon n'aime pas ceux qui ne pensent pas comme lui.

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  2. Bonjour,

    Les "artistes" de rue, les tags, le rap ?

    Confondre divertissement et Art est typique de notre époque de dégénérés,
    tout comme mélanger technologie et Science.

    C'est à qui fait au plus bas, au plus laid, au plus vulgaire, au moins exigeant.

    Enfin, chacun se nourrit selon sa nature.

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  3. Et maintenant, à cinquante ans, prisonnier, presque aveugle, apparemment condamné à mourir en prison, Spiridon ne semblait pas évoluer en direction de la sainteté, de l'abattement du repentir, ou encore moins,de la réforme promise par l'expression " camp de redressement ". Mais, armé de son infatigable balai, chaque jour de l'aube au crépuscule, il balayait la cour et de cette façon défendait son existence en face du commandant et des officiers de sécurité.
    Ce que Spiridon aimait, c'était la terre.
    Ce que Spiridon possédait, c'était une famille.
    Les notions de " patrie ", de " religion " et de " socialisme ", qu'on n'utilise pas dans la conversation de tous les jours étaient évidemment inconnues d Spiridon. On aurait dit que ses oreilles étaient bouchées à ces mots-là, sa langue ne voulait pas les employer.
    Sa religion, c'était la famille.
    Sa patrie, c'était la famille.
    Le socialisme aussi, c'était sa famille.
    Il était donc bien obligé de dire à tous les rois, les prêtres et les prêcheurs du bien, à tous les raisonnables et les éternels, à tous les écrivains et orateurs, à tous les gribouilleurs et criailleurs, aux procureurs et aux juges qui s'étaient intéressés à la vie de Spiridon :
    " Pourquoi n'allez-vous pas au diable ? "

    Alexandre Soljenitsyne, Le Premier Cercle. 1968.

    Heureux les humbles décrits par Alexandre. Toujours et encore Soljenitsyne.

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    1. Soljenitsyne reste évidemment irremplaçable et même – pour une fois qu'il est judicieux et approprié de le dire – incontournable. Mais, sur le plan de la littérature et d'elle seule, il n'arrive pas à la hanche d'un Grossman ou d'un Chalamov, me semble-t-il.

      (En tout cas, vous noterez comme moi que l'on est moins assourdis de commentaires sur ce genre de billets que lorsqu'il s'agit de zombis découpés à la tronçonneuse ou de musulmans envahisseurs…)

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    2. Toute sa vie de soldat, il avait connu la peur d'avoir à rendre compte d'une perte de matériel ou de munitions, d'avoir à se justifier pour avoir abandonné sans ordre un sommet ou un carrefour... Mais il n'avait jamais vu qu'un chef se mettre en colère parce qu'une opération avait coûter cher en hommes. Et parfois, un officier envoyait ses hommes sous le feu ennemi pour éviter la colère de ses supérieurs, pour pouvoir dire : "Je n'ai pas pu, j'y ai laissé la moitié de mes hommes, mais je n'ai pas pu occuper l'objectif.
      Les hommes, les hommes.
      Il avait vu mener les hommes sous un feu meurtrier juste par bravade, par entêtement. Le mystère des mystères dans la guerre, son caractère tragique était dans ce droit qu'avait un homme d'envoyer d'autres hommes à la mort. Ce droit reposait sur le fait que les hommes allaient au feu au nom d'une cause commune.

      Vassili Grossman, Vie et destin, L'AGE D'HOMME, p.473.

      J'ai en mémoire le choc que fut pour moi la première lecture de ce monument littéraire, roman puissant, à couper le souffle, aux dimensions de la vaste Russie, comme les aiment les littérateurs russes en général.

      En ce qui concerne Soljénitsyne je vous trouve sévère, mais ce n'est pas grave. Il reste toujours aussi fondamental à mes yeux, incontournable comme vous dites, et c'est bien.

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    3. Mais il est fondamental, bien entendu ! Pour des raisons qui ne sont pas toutes littéraires, loin de là : cela n'ôte rien au personnage.

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  4. Dans l'enfer d'un pénitencier russe.
    A Tcheliabinsk, des détenus se sont mutinés pacifiquement pour dénoncer les tortures et viols qu'ils subissent.

    ... Les 24 et 25 novembre plusieurs centaines de détenus ont investi les toits et les tourelles pour déployer des banderoles : "Aidez-nous !" "La direction nous rackette, nous bat, nous humilie"...
    "Quand tu arrives, les surveillants examinent ta situation familiale et financière. Mettons que ta femme dirige une épicerie... On te fait comprendre qu'il va falloir payer. C'est normal hein ! T'imagines quand même pas vivre ici sans payer tes impôts ? Et si tu refuses, ils te mettent au mitard et ils te tabassent... De toute façon l'argent ne te met pas à l'abri pour longtemps. Il leur en faut toujours plus. alors j'en ai pris pour mon grade. On m'a ligoté avec des fils électriques, bâillonné avec de scotch, attaché aux barreaux pendant des heures. On m'a frappé partout, les jambes, les fesses, le dos, les testicules. J'ai perdu connaissance plus d'une fois."

    L'article en entier est à lire dans Le Figaro du mardi 4 décembre 2012 sous la plume de Madeleine Leroyer, envoyée spéciale à Tcheliabinsk (Oural)

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    1. Les Russes ont le sens de la permanence historique, apparemment…

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  5. Boris avait raconté à Ivan Grigorievitch que des dizaines d'employés du ministère de la Sureté nationale (au nombre desquels figuraient plusieurs généraux) étaient venus le voir, le regarder : qu'un jeune garçon ait été arrêté pour avoir fait réellement quelque chose, cela les intéressait tous.


    Une curioisité quoi.
    La lacheté est beaucoup plus répandue que l'honneur et la bravoure.
    C'est vrai sous toutes les latitudes, en toutes époques et pas seulement en Soviétie.


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    1. Je ne crois pas qu'il soit question, ici, de lâcheté.

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    2. Tandis que ceux qui avaient été arrêtés “pour des prunes”, pour des actions imaginaires, ceux dont les dossiers avaient été fabriqués – et ils étaient des millions dans ce cas – avaient tendance à n'amnistier qu'eux-mêmes et s'efforçaient de démontrer la culpabilité des faux espions, des faux koulaks, des faux saboteurs, de justifier la férocité de l'État. »

      Appelez ça comme vous voudrez.

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  6. Aaah, je vois qu'il manque un commentaire du genre "Zombida", une chanson,
    mélange d'horreur et de Lagaf.

    Mais de rien, je vous en prie.

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  7. Ici, je me rends compte que je n'ai jamais lu "Guerre et Paix" ni Grossman. Terribles carences. Hier, j'ai donc fait des emplettes. Je commence par Tolstoï, version ramassée de 1873 (la troisième si l'on évoque la chronologie).

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    1. On n'aura jamais assez d'une vie pour lire tout ce que l'on devrait lire. C'est terrible. En même temps, vivre la lecture comme un collectionneur a quelque chose d'assez malsain, je trouve...

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    2. Eh bien, vous m'apprenez une chose : j'ignorais qu'il existât une version “ramassée”. D'ailleurs, je ne savais même pas qu'elle était tombée, c'est vous dire…

      Sinon, ce que vous dites des collectionneurs doit correspondre, je pense, au distinguo que j'ai établi je ne sais plus quand, entre les grands lecteurs et les gros lecteurs (avec la crainte de faire partie des seconds, je le crains).

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    3. Roooo,
      une version plus courte, si vous préférez...
      La troisième, donc. Tolstoï, a allégé pour celle-ci et parfois supprimé les réflexions philosophiques et historiques qui, selon lui, alourdissaient l'ensemble. C'est cette version là que j'ai entre les mains.

      Concernant la distinction entre grands et gros lecteurs, c'est en effet à peu près ce que je voulais dire.

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    4. Mais j'avions bien compris ! Seulement, je ne savais pas que Tolstoï avait lui-même procédé à l'établissement d'une telle version.

      Sinon, faites gaffe à ne pas trop tomber amoureux de la jeune Natacha Rostov : elle a une ombre de duvet ourlant sa lèvre supérieure qui la ferait facilement passer pour une Portugaise de bonne naissance.

      (Smiley, au cas où Dame Dorham viendrait à hanter ces lieux…)

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    5. Pas de mal, elle est d'ailleurs plus susceptible au sujet des sardines que de la pilosité.

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  8. La crainte… je le crains : bravo, Didier, la journée commence sous les auspices du style le plus délié !

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  9. Ne craignez rien, cher Didier, ni moi ni les autres personnes n'auraient été dérangées par cette petite, discrète, vraiment imperceptible répétition.
    Sinon, pour répondre à Dorham, pourquoi regretter de n'avoir pas encore lu des livres magnifiques : tant qu'on est vivant on a donc de quoi se remplir de toutes ces pages formidables ; j'ai attaqué (enfin …) les "Mémoires d'Outre-Tombe", je me disais que cela devait être d'une lecture difficile, eh bien non, en plus, j'apprends plein de choses, quel bon écrivain, on m'avait caché ça, dis donc.

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