vendredi 28 décembre 2012

Il est doux d'être inflexible


Abartchouk, personnage secondaire de Vie et Destin, est un communiste pur et dur. Il est du nombre de ces zeks qui pensent qu'à part une infime minorité victime d'une erreur judiciaire – dont eux-mêmes font bien entendu partie –, tous les forçats du goulag ont mérité le sort qui est le leur. De ce fait, ils demeurent de parfaits bolcheviks, en dépit de ce que leurs yeux peuvent voir, et que leur cerveau retransforme immédiatement et sans cesse en une autre réalité, seule assimilable par eux. Néanmoins, il se produit des ébranlements, dus à l'incroyable pression de la vie des camps, qu'ils ne peuvent ni éliminer ni intégrer. Comme par exemple lorsque Abartchouk, passant dans le coin du baraquement où les chefs des truands sont occupés à festoyer, se met à se consumer du désir d'être invité par eux ; non seulement pour pouvoir “manger quelque chose de bon”, comme il s'en fait le demi-aveu, mais surtout pour le plaisir, tout à fait inavouable lui, de pouvoir un moment parler avec ces brutes qui font la pluie et le beau temps parmi les détenus, se donner l'illusion de faire partie durant une heure des puissants. Voici ce qu'écrit Grossman à son propos (p. 144) :


« Abartchouk avait été toute sa vie implacable à l'égard des opportunistes de droite et de gauche, toute sa vie il avait haï les hésitants, les hypocrites, les ennemis objectifs.
« Sa force morale, sa foi reposaient sur le droit de juger. Il avait douté de sa femme et il l'avait quittée. Il l'avait crue incapable de faire de son fils un soldat de la révolution et il avait refusé de donner son nom à son fils. Il condamnait ceux qui doutaient, méprisait les geignards et les faibles. Il avait déféré devant les tribunaux les ingénieurs du Kouzbass qui ne pouvaient se passer de leur famille restée à Moscou. Il avait fait condamner quarante ouvriers qui avaient quitté le chantier pour retourner dans leurs villages. Il avait renié son bourgeois de père.
« Il est doux d'être inflexible. En jugeant, il affirmait sa force intérieure, son idéal, sa pureté. Là étaient sa consolation et sa foi. Il n'avait pas une fois essayé d'éviter les mobilisations du Parti. Il avait volontairement renoncé au salaire majoré des cadres du Parti. En renonçant, il s'affirmait. Il portait toujours la même vareuse et les mêmes bottes, que ce soit pour aller au travail, participer à une conférence au ministère, ou se promener sur le bord de mer à Yalta quand le Parti l'y avait envoyé pour se faire soigner. Il voulait ressembler à Staline.
« En perdant le droit de juger, il se perdait lui-même. Et Roubine le sentait. Presque tous les jours, il faisait des allusions à la faiblesse, à la peur, aux désirs pitoyables qui se glissent peu à peu dans une âme de détenu. (…)
« Quand Abartchouk voulait condamner quelqu'un mais qu'il sentait que lui aussi était coupable, quand il se mettait à hésiter, il était pris de désespoir, il ne savait plus où il en était. »


Deux pages après cet extrait, le juif Roubine, auquel il vient d'être fait allusion, est assassiné durant son sommeil (d'un gros clou enfoncé à coup de marteau dans son oreille…) par le truand qui, à l'atelier, sert d'assistant à Abartchouk. Celui-ci sait que, s'il dénonce à la fois le voleur du clou et l'assassin, il signe son arrêt de mort dans les vingt-quatre heures, et que cette mort sera lente et particulièrement cruelle. Pourtant, interrogé par l'officier opérationnel Michanine (lequel, connaissant la loi du camp, ne s'attend à aucune révélation), il le dénonce effectivement. Est-ce un commencement de rédemption ? Ou bien, en faisant son devoir jusqu'au bout, Abartchouk a-t-il voulu montrer, au péril de sa vie, qu'il restait un bolchevik inaltérable ?

J'en étais là lorsque Catherine m'a averti que les pâtes étaient cuites et que je pouvais m'avancer vers la table du dîner. Je vous tiendrai au courant, pour Abartchouk…

9 commentaires:

  1. Je vous tiendrai au courant…

    Non merci ça ira comme ça.

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  2. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

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    1. Vous, vous recommencez à me faire chier, avec vos liens aussi stupides que systématiques. Vous êtes sûr que vous n'avez rien d'autre à faire ?

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  3. Stupides et systématiques je ne vois pas.
    Le précédent était assez instructif et celui-ci se voulait drôle.
    Gardez votre calme, il n'y a pas lieu de s'emporter comme vous le faites.

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  4. Reste que je faisais allusion dans mon lien que vous n'avez pas apprécié ou compris à L'Archipel du Goulag d'Alexandre Soljenitsyne qui doit quand même faire un peu référence en la matière.
    Bien à vous !

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  5. Comme quoi l'on fait soi même son propre malheur…

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  6. "Il voulait ressembler à Staline."
    Je me demande s'il en est qui voudraient ressembler à Hollande ?

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    1. Ne faites-donc pas de anti-hollandisme primaire s'il vous plaît…

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    2. Bien sûr. Nicolas J. par exemple. D'ailleurs physiquement c'est déjà fait et pour les idées, enfin si on peut appeler ça comme ça, je crois que c'est presque bon.
      Mais Hollande ne boit pas autant, en fait je me demande quelle est sa drogue.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.