Il y avait un des Charlots qui s'appelait comme ça : Rinaldi ; mais le nôtre n'en est évidemment pas un : il siège à l'Académie. Il a écrit un certain nombre de romans dont je me suis fait la promesse, jadis, de ne jamais lire une ligne, du jour où j'ai découvert sa réponse à un journaliste en mal en d'inspiration et de talent, qui avait demandé à un certain nombre de plumitifs locaux dans quelle tenue ils écrivaient ; réponse de l'Angelo : « En costume, gilet et cravate, par respect pour la langue française. » Avec le recul, je me demande si ce n'était pas de l'humour ; toujours est-il que, à ce jour, ma promesse a été tenue.
J'ai cru pouvoir y faire une entorse – à peine une entorse : une foulure, une vague luxation –, en achetant Service de presse, le volumineux recueil de ses chroniques littéraires de L'Express, parue entre 1976 et 1998, dont je viens d'avaler les deux cent cinquante premières pages, ce qui m'a conduit jusqu'en 1985, année où le socialisme mitterrandien continuait à faire rage, mais où la démence sociétale ne s'exprimait encore qu'à bas bruit. Que peut-on dire de M. Angelo Rinaldi ? On peut déjà dire qu'il n'est pas Bernard Frank, et que ce n'est pas la phrase ampoulée, parfois embarrassée d'elle-même, de ces chroniques, ce genre “m'as-tu-vu-quand-j'écris”, qui va me donner envie de rompre ma promesse et de me précipiter vers ses romans. Le lecteur, souvent impatienté, a envie de lui dire et redire : « Angelo, arrête de te tenir aussi droit, desserre-moi cette maudite cravate et tâche d'écrire simplement ce que tu as à nous dire ! »
Car voici un homme qui a des choses à nous dire ; c'est même pour cela que, passé le premier agacement devant ses paragraphes qui abusent du droit d'être profus, on persiste dans sa lecture, qu'on savoure avec une délectation grandissante ces petits gâteaux qu'il nous sert, un peu trop surchargés en arabesques de chantilly mais de haute saveur. M. Rinaldi sait lire, il connaît les bons auteurs ; plus amusant, il sait aussi très bien reconnaître les mauvais, les poussés du col, les gonflés à l'hélium. Et, bien entendu, il nous met aisément dans sa poche, dès lors qu'il se trouve d'accord avec nous pour saluer celui-ci ou piétiner celui-là ; ce qui, à la grande satisfaction vaniteuse du lecteur, se produit relativement souvent.
La lecture de ces chroniques, qui furent hebdomadaires puisque leur support l'était, leur lecture a cependant un effet collatéral pouvant à la longue s'avérer économiquement dommageable : M. Rinaldi étant largement plus cultivé qu'on l'est soi-même (mais c'est normal, il est aussi nettement plus vieux : on a encore le temps de se rattraper, on l'aura à l'usure…), ce sont des légions (ou plus modestement des cohortes) d'écrivains jamais lus, voire tout à fait inconnus, qui déboulent d'entre les pages, se transformant aussitôt en irrésistibles tentations d'achat. Comment ? Vous dites ? Purdy ? James Purdy ? Un Américain ? Romancier ? Ah ! mais il me le faut ! Comment ai-je pu vivre aussi longtemps sans lire Les Œuvres d'Eustace de James Purdy ? C'est à n'y pas croire… Et Edmund Wilson donc ! Pourquoi diable personne ne m'a-t-il jamais enjoint d'ouvrir ses Mémoires du comté d'Hécate ? Réparons l'oubli, réparons ! Et il y a les grands anciens qui reparaissent, les perruqués et les poudrés. Quoi ? Qu'apprends-je ? Le cardinal de Bernis, que l'on vient tout juste de croiser chez Casanova, il aurait écrit des mémoires et on ne m'aurait rien dit ? Pareil pour l'abbé de Choisy ? C'est un peu fort, tout de même ! Allez, hop : tout le monde dans le panier Amazon ! et on se serre un peu, pour ceux qui ne vont pas manquer d'arriver ensuite.
Le résultat est que son osier ventru gémit de partout, à ce bon panier Amazon. Ils ont vu trop petit, les dirigeants de la méchante firme capitaliste, avec leur panier : je réclame d'urgence une cantine Amazon ! Une brouette Amazon ! Que dis-je : une benne Amazon ! Heureusement, on peut le vider régulièrement, ce panier en voie d'explosion ; il y a deux manières pour cela. La première consiste à acheter ce qu'on y a déposé au fur et à mesure des nouveaux arrivages ; la seconde, à faire glisser les livres convoités vers ce que nous nommerons le garde-meuble Amazon, et qu'ils appellent, eux : “mettre de côté”. On ne me croira peut-être pas, mais comme je suis un homme de grande raison, depuis hier je ne cesse de mettre de côté ; c'est évidemment pour mieux dépenser plus tard, lorsque la bienveillante Carte dorée aura sauté de ce mois-ci dans le suivant. À moins que, d'ici là, l'envie me soit passée et que je décide de renvoyer à M. Rinaldi ses invendus.
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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.