vendredi 13 novembre 2009

Les minutes, les heures, les siècles de Guy et d'Antonio

À Marie-George et Emeline, hispaniquement miennes...


Ces petits bonds que provoque la littérature me ravissent – bonds au travers des époques, des pays, au travers d'autres choses encore, très probablement. Tout à l'heure, sur mon canapé professionnel, dans une nouvelle de Maupassant intitulée Un coup d'État, je tombe sur la phrase, le tronçon de phrase plus précisément : “les minutes valent des heures dans des instants pareils”.

Immédiatement, je me retrouve projeté dans les années soixante-dix de ma propre existence, les années trente de la marche du monde, et l'Espagne convulsive de cette période, irradié par quelques noms d'écrivains qui me sont chers (qui me sont chair ?) – et surtout l'un : Antonio Machado. Qui écrit :

Nuestras horas son minutos
Cuando esperamos saber
Y siglos quando sabemos
Lo que se puede aprender

Et les minutes que Maupassant a transformées en heures s'étirent en siècle dans les mains de Machado – mais il y a peu de doute qu'ils se seraient compris. Et moins de doute encore que Guy le Normand et Antonio l'Andalou, l'Espagnol atteignant 18 ans à la mort du Français, auraient eu une parfaite et même conscience du temps, d'un temps : le leur particulier.

Je sais bien, je crois, ce qu'est l'Europe véritable, celle qui n'a pas attendu les décrets, les traités et les célébrations : c'est la leur. Celle que vont probablement tuer les décrets, les traités et les célébrations. Où il n'y aura plus ni Normands ni Andalous. Et dans le temps de laquelle les minutes ne parviendront plus à s'étirer en heures, à s'étaler en siècles.

15 commentaires:

  1. Et bien, on prends parfois une claque d'humilité à vous lire : "Je sais bien, je crois, ce qu'est l'Europe véritable, celle qui n'a pas attendu les décrets, les traités et les célébrations : c'est la leur." c'est beau!Beaucoup de plaisir à le lire ce billet, on s'intérroge, c'est bon signe, non?

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  2. Magnifique assurément. Merci Didier !

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  3. NR & Pluton : comme dirait l'autre, j'aurais préféré que ce billet soit totalement sans objet. Mais je crains qu'il ne le soit pas.

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  4. Rencontre très improbable. Maupassant est déjà à moitié fou quand Machado a l'âge de le rencontrer ; et il est mort lors de son séjour à Paris.

    Je ne sais pas ce que penserait Machado de ces considérations sur l'Europe ; il a connu la drôle d'Europe qui se dessinait alors. Peut-être aurait-il préféré la nôtre...

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  5. "Il est mort lors de son séjour à Paris" ; je veux dire : Maupassant est déjà mort lorsque Machado se rend à Paris.

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  6. Je n'imaginais pas une rencontre réelle, bien entendu. Simplement celle de deux intelligences. De deux concordances.

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  7. Oui, mtislav, on peut même dire que Machado a fui l'Espagne, parce que ce pays voulait être Espagnol,( identitaire) plutôt que d'être libre et démocratique!

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  8. Henri, votre analyse de la Guerre civile me laisse pantois.

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  9. Merci, Didier, de m'avoir donné envie de relire la poésie de Machado. Comment ai-je pu la laisser dormir si longtemps sur une étagère ?! Certaines négligences sont impardonnables...
    Il y a quelques années, au cours d'un voyage scolaire, nous avons visité Ségovie. Pendant un quartier libre, j'ai lâchement (mais avec quelle délectation !)abandonné le groupe d'élèves et de collègues et je me suis retrouvée par hasard devant la maison-musée d'Antonio Machado. Cette visite en quasi-solitaire (nous n'étions que trois, deux Espagnols et moi) a été un véritable bonheur. Finalement, ma misanthropie a été récompensée !
    France-Hélène

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  10. C'est vraiment un régal de vous lire, quel que soit le registre de vos billets.

    Une fidèle lectrice et aficionada

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  11. France-Hélène : moi, mes souvenirs de Ségovie, ce sont deux cochons de lait grillés, le premier dégusté avec Carlos vers 1981, le second avec son père quelques années plus tard.

    On a les souvenirs culturels qu'on peut...

    Fidèle lectrice : merci !

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  12. Bonjour Didier,
    Buenas Didier,

    la fameuse génération de 98, la perte de Cuba, Alberti ...puis la génération de 27, les derniers soubresauts...d'une Europe encore puissante...on voudrait croire que l'Europe n'existe que grâce à une Commission, que sa capitale est Bruxelles...il y a bien plus de sentiment européen chez Maupassant et Machado...conscients être les héritiers et les continuateurs des Romains, des bâtisseurs de cathédrales et des Lumières...je vais reprendre du Machado dans la langue..

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  13. Voilà, c'est ça, je vais relire Machado, et peut-être y trouver une autre lumière sur mon manque d'Européanité (ça se dit ce mot ??)Mon identité française est plus simple à définir.

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  14. Bonsoir,

    Un site sur Maupassant ? Maupassantiana : http://www.maupassantiana.fr
    A bientôt de vous lire depuis Québec.

    RH

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