mercredi 14 mars 2012

Du temps qu'il existait, paraît-il, des poètes communistes

Tibor Déry est cet écrivain hongrois dont j'ai déjà eu l'occasion de parler brièvement il y a quelque temps. Autant Niki, était un texte bref et sobre, autant La Phrase inachevée est un roman ample et foisonnant – “polyphonique”, comme disent les folliculaires appointés lorsqu'ils se piquent de lire et de rendre compte. N'ayant lu encore que trois cents pages sur les sept cents qu'il compte, je ne me risquerait pas à jouer à mon tour les critiques avertis (avertis de quoi, du reste ?). Disons simplement, pour l'instant, que cette fresque bipolaire – le monde ouvrier d'un côté, la grande bourgeoisie industrielle et d'affaires de l'autre – se situe dans la Hongrie de 1934, travaillée en profondeur par la double fermentation de ces gangrènes jumelles que sont le communisme et le nazisme. (Et, tout soudain, je me demande si une gangrène peut réellement fermenter… Peu importe : on m'aura compris.) Je reviendrai sans doute sur ce qu'il me semble y avoir de proustien dans l'écriture de ce livre, autant dans sa construction générale que dans sa façon de rendre à la fois sensible et incertain le temps, ainsi que dans les brillants tableaux de société qui s'y déploient. Pour aujourd'hui, je voudrais juste proposer un court extrait dans lequel, cette fois, c'est Flaubert qui pointe le bout de son nez, celui dont l'ironie déchiquète les personnages de L'Éducation sentimentale : il y a du Sénécal, dans ce personnage du poète communiste. La scène se déroule dans un café de Budapest, où le professeur Wavra s'est joint à quelques jeunes apprentis révolutionnaires :

« L'un des jeunes gens se tourna vers Wavra. Son visage pâle et famélique, dont les traits nettement accusés, tourmentés, se déplaçaient sans cesse dans tous les sens pendant qu'il parlait, frémissait de désir et de timidité intérieure.
– On m'a dit que vous aviez de bonnes relations dans la presse. Ne pourriez-vous pas me faire entrer quelque part ?
– Bien sûr que si, mon enfant ! répondit Wavra, derrière son journal.
Le jeune homme ne comprit pas l'ironie. Poète communiste de son état, il aurait voulu gagner quarante pengös par mois pour couvrir ce que sa mère dépensait pour lui. Pendant un mois entier il fit du matin au soir le tour des rédactions et écrivit inlassablement des articles sans réussir à en placer plus de deux sur dix, dans le meilleur des cas ; il était tellement démuni de ressources qu'une fois par semaine il allait à pied à Kispest où il apprenait à une chorale d'ouvriers à réciter ses poèmes. Sa bonté, perpétuellement écrasée sous le poids de la pauvreté, ses ambitions insatisfaites et sa timidité le rendirent si cruel que si la Commune était arrivée au pouvoir, ou si lui-même avait adhéré au mouvement des Croix-Fléchées, dont le règne approchait, il aurait été, selon toute probabilité, le profiteur le plus acharné et le plus turbulent des premiers désordres transitoires. Il était drapé de misère de la tête aux pieds, comme une statue de saint dans son manteau.
– Dites-moi un peu, est-ce que vous pourriez placer une de mes nouvelles dans Pester Lloyd ? demanda-t-il à Wavra.
Le professeur comprit qu'il avait en face de lui une réplique imparfaite de lui-même. Le conflit l'amusait, comme un champion de boxe professionnel, en possession de tous ses moyens et de toutes les ficelles du métier, s'amuserait de se voir provoquer dans un endroit public par un garçon boucher ou un cavalier non avertis.
– Dans Pester Lloyd ? fit-il en clignant des yeux. Quelle nouvelle ?
– Celle que vous voudrez, répondit le jeune homme. Ma seule condition, c'est que l'histoire ne se déroule pas chez les capitalistes ; ça, je ne le voudrais pas, Monsieur ! Je préférerais qu'elle décrive des ouvriers ou, à la rigueur, un milieu petit-bourgeois !
– Bien, bien, répondit Wavra. Un milieu petit-bourgeois, ça ira très bien, je crois. Nous allons la placer, cette nouvelle, mon enfant. Il est vrai que le rédacteur en chef qui m'a demandé, pas plus tard qu'hier, si je ne connaissais pas des jeunes écrivains de talent, et dont le père est un épicier juif, a un faible pour l'aristocratie, les joueurs de golf et les cavaliers. Les extrêmes se touchent. Ne pourriez-vous pas écrire une nouvelle sur le polo, mon fils ? »

Il me semble intéressant de noter que, pour Déry, son poète pourrait tout aussi bien rester communiste ou s'enrôler chez les nazis des Croix-Fléchées, cela ne ferait aucune différence pour le cas où une miette de pouvoir lui serait confiée : la frustration, l'aigreur et la bassesse engendrent immanquablement le tortionnaire, quel que soit le camp auquel il s'inféode – en quoi il est assez typiquement sénécalien.

Avant que ne s'élèvent les clameurs accusant ce Tibor Déry de n'être qu'un fichu réactionnaire à la solde de la bourgeoisie arrogante, précisons qu'il connut la prison puis l'exil dès le début des années vingt en raison de son appartenance au parti communiste, et qu'il retourna plusieurs années en prison dans la seconde moitié des années cinquante, pour s'être rallié aux insurgés de 1956.

26 commentaires:

  1. Ma foi, la gangrène gazeuse fermente fort.

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  2. Cette fois ( je sens que je vais décevoir tout le monde^^ ) ne comptez pas sur moi pour ratiociner...la traduction hongrois-français est parfaite.Enfin probablement ah ah ah.

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    1. Ben non, justement, elle ne me semble pas terrible, justement ! Déjà, le fait qu'elle soit due à un collectif de traducteurs ne me disait rien qui vaille, et de fait j'y trouve beaucoup trop d'approximations. Mais, évidemment, pour ce qui est de se référer au texte original…

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  3. Ah ! On parle enfin de communiste chez Didier Goux !

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  4. Ligne 5 : "Je me risqueraiS"
    Ligne 15 : l'ironie déchiquette !!! http://www.la-conjugaison.fr/du/verbe/dechiqueter.php
    Ligne 35 : un champion de boxe averti (...) s'amuserait de se voir "provoquE" et non "provoquer" ...
    Ligne 35 : "un cavalier non averti(s)".

    ... J'arrête là ... deux fautes graves dans une seule ligne suffiraient à décourager le lecteur ... la suite est tout aussi éloquente ... des virgules précédent "et" ...

    Quant à l'indigence du fond ... elle est autant à pleurer que l'indigence du maniement de la langue ... On n'est pas toujours à la hauteur de ses prétentions.

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    1. Madame, vous êtes une cuistresse (le mot est offert). Passons sur la première “faute” que vous signalez, qui est à l'évidence une étourderie. En revanche, je plaide en effet coupable pour la conjugaison de déchiqueter. Pour ce qui suit, vous ne faites que démontrer votre surdité à la langue :

      – Une virgule avant "et" se justifie le plus souvent, lorsque cette conjonction ne relie pas deux termes strictement équivalents dans la phrase. Exemples pour les mal comprenants : Je suis prétentieuse et sotte (sans virgule), mais : Je suis prétentieuse et sotte, et mon interlocuteur me l'a fait savoir. Vous saisissez la différence ?

      – Pour le champion de boxe, je vous propose ce petit exercice que, de mon temps, tout élève de CM1 pratiquait déjà couramment, à savoir remplacer le verbe du premier groupe par un du second ou du troisième. Par exemple : un champion de boxe qui s'effraierait de se voir descendre.

      – Enfin, il me semble évidement que "avertis" qualifie le cavalier ET le champion de boxe.

      Pour les points de suspension, je garderai le silence : on m'a appris qu'il ne fallait jamais ridiculiser une dame en public.

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    2. Évident, et non cet absurde "évidement"…

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    3. Méfiez-vous, my lady, la terrible loi d'Internet veut que chaque message relevant une ou plusieurs fautes de langue en contienne lui-même au moins une. Vous n'y dérogez pas.

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    4. (Voyez, même notre hôte impeccable y est soumis.)

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    5. (Mais tout de même, au risque de m'y exposer moi-même : tant utiliser les points de suspension, se réclamer de leur usage par Faulkner (dont j'ignorais tout à fait qu'il en fît un particulier) et de Céline (le sien étant moins discutable) et faire cette systématique erreur typographique...)

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    6. (Rha, voyez, ce "de" surnuméraire avant Céline, c'est le terrible bras de la justice lexicale qui l'y a déposé.)

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  5. Déchaînée, ladyappoline ! Dommage qu'elle se mélange un peu les pinceaux, question syntaxe. L'indigence est à pleurer : aïe ! Quant aux points de suspension qu'elle multiplie à loisir, rappelez-moi donc qui disait : "les points de suspension sont le style de ceux qui n'en ont pas" ?

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    1. Mais oui, cher Janus ! ... Ni Faulkner, ni Céline ... n'ont le moindre style ! ... Et mes pinceaux vous saluent bien ! ...

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  6. La Dyapolline a raison : texte écrit à la va-vite et qui fait mal aux yeux.
    Sauf que l'on peut très bien mettre une virgule devant "et" : c'est une règle pour CE2 qu'on nous rapelle là, de celles que l'écrivain a le devoir de dépasser !

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    1. Oui, Gaston, mais pas avant "et" !

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    2. Voyons Gaston, avant, soit, mais avant, là jamais !

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  7. He, Didier, je vous l'offre celle là ( pour votre rubrique "chez les modernoeuds"). De la part de la dame qui se pique de vous donner des leçons de style, de grammaire, de syntaxe et d'orthographe (en droite ligne de son dernier envoi)

    Ca fait deux fois que l’un des miens en profite que je sois en vacances …

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  8. Apo,

    Retourne troller chez moi, laisse le vieux, hein !

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  9. – "Pour le champion de boxe, je vous propose ce petit exercice que, de mon temps, tout élève de CM1 pratiquait déjà couramment, à savoir remplacer le verbe du premier groupe par un du second ou du troisième. Par exemple : un champion de boxe qui s'effraierait de se voir descendre".

    Puisqu'on ne me demande rien, je vais mettre mon grain de sel:
    dans l'exemple que vous citez, le petit exercice (qu'en effet tout le monde connaît) par lequel on peut se fier à la sonorité de la chose, vaut pour le verbe"voir".
    Mais le passé composé non seulement doit s'admettre et même s'exiger même faute de comprendre la phrase:
    le boxeur peut en effet s'effrayer de se "voir descendre" son adversaire, mais il peut aussi bien s'effrayer de se "voir descendu" par lui.

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    1. Cher voisin.
      Superbe billet. Bravo ! J'aime le thème.
      J'avoue humblement que je ne connaissais pas Tibor Déry. Je vais m'y pencher.

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    2. Je vous conseille de commencer par le court roman intitulé Nikki.

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  10. De façon générale, je préconise la peine de mort pour ceux qui utilisent l'expression "être dans" :

    Corinne Lepage : « Beaucoup de journalistes sont dans la brosse à reluire »

    Corinne Lepage toujours : "Je ne suis pas dans l’invective."

    Etre dans une brosse à reluire ?...

    http://www.fdesouche.com/285474-corinne-lepage-beaucoup-de-journalistes-sont-dans-la-brosse-a-reluire

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    1. Avec de tels principes, on n'est pas dans la m...

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    2. Entièrement d'accord ! Et je propose aussi le rétablissement du bagne lointain et tropical pour ceux qui habitent SUR Paris.

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  11. François Hollande :

    "Je ne suis pas dans l'improvisation."
    "Je ne suis pas dans la soumission."
    "Je ne suis pas dans la merde."


    Euh... non, là, c'est moi qui l'ai inventée.

    http://www.leparisien.fr/election-presidentielle-2012/candidats/fiscalite-immigration-les-nouvelles-propositions-de-hollande-16-03-2012-1908675.php

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.