Dans la conclusion générale de ses Terres de sang, Timothy Snyder revient sur les représentations que nous avons de l'Holocauste, le plus souvent faussées par la place qu'occupe désormais Auschwitz dans l'imaginaire européen, ou plus exactement occidental. Il commence par rappeler que la concentration et l'extermination sont deux choses de nature différentes, montrant que la première n'était en général pas une simple étape dans un processus de tuerie, mais une méthode visant à mettre des gens au travail forcé. Sous le régime allemand, les camps de concentration et ceux d'extermination opéraient sous des principes différents : les premiers n'étaient pas faits pour tuer, même s'ils tuèrent beaucoup, principalement à la fin de la guerre. Le brouillage entre ces deux notions vient peut-être de ce qu'on utilise malencontreusement le mot camp pour l'une comme pour l'autre : sans doute serait-il préférable de parler de camps de concentration et de centres d'extermination, afin de mieux séparer les deux choses. C'est bien ce que semble penser Snyder, lorsqu'il souligne que l'immense majorité des Juifs tués durant le régime nazi ne vit jamais un camp de concentration.
Le brouillage vient aussi, et peut-être principalement, d'Auschwitz, qui semble désormais destiné à demeurer le symbole le plus puissant de l'horreur nazie, et tend même à devenir son symbole unique. Car là (comme à Majdanek), les deux choses coexistaient : un centre de mise à mort (Birkenau) et un camp de travail (Monowitz), plus le camp “souche”, appelé souvent Auschwitz I et dont le portail s'ornait de la célèbre maxime : Arbeit macht frei. Voici ce que Snyder dit d'Auschwitz :
« Auschwitz fut bien un site majeur de l'Holocauste : c'est là que près d'une victime juive sur six trouva la mort. Mais quoique l'usine de la mort d'Auschwitz fût la dernière installation à fonctionner, elle ne marqua pas l'apogée de la technologie de la mort : les pelotons d'exécution les plus efficaces tuaient plus vite, les sites d'affamement tuaient plus vite, et Treblinka tuait plus vite. Auschwitz ne fut pas non plus le principal centre d'extermination des deux plus grandes communautés juives d'Europe, les Polonais et les Soviétiques. Quand Auschwitz devint la grande usine de la mort, la plupart des Juifs soviétiques et polonais sous occupation allemande avaient déjà été assassinés. À l'époque où les chambres à gaz et les crématoires de Birkenau entrèrent en activité au printemps de 1943, plus des trois quarts des Juifs victimes de l'Holocauste étaient déjà morts. En fait, l'écrasante majorité de ceux qui allaient être délibérément tués par les régimes soviétique et nazi, bien plus de 90 %, avaient déjà été tués quand ces chambres à gaz de Birkenau commencèrent leur travail meurtrier. Auschwitz est la coda de la fugue de la mort. » (pp. 578-579.)
Par ailleurs, je signale que le texte essentiel de Vassili Grossman – qui assista en tant que correspondant de guerre à la découverte du camp par l'Armée rouge – intitulé L'Enfer de Treblinka est disponible sur internet à cette adresse.
Par ailleurs, je signale que le texte essentiel de Vassili Grossman – qui assista en tant que correspondant de guerre à la découverte du camp par l'Armée rouge – intitulé L'Enfer de Treblinka est disponible sur internet à cette adresse.
Que voilà de charmantes arguties !
RépondreSupprimerArguties ? Et pourquoi donc ?
SupprimerDisons que les subtilités de votre billet vont laisser de glace tous ceux dont les grands-parents n'ont pas eu le bonheur de mourir dans leur lit.
SupprimerDonc, sous prétexte qu'il y a eu des morts, on doit s'interdire toute réflexion sur ce qui s'est passé, d'avoir la moindre idée claire sur les processus qui ont conduit à cette catastrophe ?
SupprimerAh mais, je n'ai pas dit cela.
SupprimerJ'ai simplement voulu dire que les personnes concernées par ces morts, se ficheront de savoir s'ils ont été massacrés après des mois de travail, ou si ils ont été tués dès leur arrivée au "camp", ou
s'ils sont morts par inadvertance dans le mauvais camp.
A tous les autres, qui heureusement sont les plus nombreux, de se pencher "sur les processus" pour nous faire avoir "la moindre idée claire".
Cela étant dit, il me semble que les historiens ont déjà largement traité de ces questions, et que les camps dans leur ensemble ne recèlent plus beaucoup de mystères quant à leur finalités, qui toutes tôt ou tard arrivaient au même résultat : la mort.
Eh bien, non, justement, vous vous trompez ! Les camps de concentration n'avaient pas la mort pour finalité. On pouvait (au moins jusqu'en 139, mais même encore après) en être libérés et les taux de mortalité n'étaient en rien comparable à celui des centres de mise à mort, où il approchait des 100 %. C'est du reste pour cette raison qu' Auschwitz “parle” plus à notre imaginaire moderne que Sobibor ou Belzec : parce qu'il y a eu beaucoup plus de survivants pour en parler, témoigner, voire en tirer de grandes œuvres, comme Primo Levi.
SupprimerQuant à moi (mais évidemment je peux me tromper), il me semble qu'il ne me serait pas du tout indifférent de savoir si ma grand-mère a été gazée, ou si elle est morte d'épuisement au travail, ou si on l'a torturée durant des jours entiers…
Lire : 1939, à la deuxième ligne du commentaire précédent…
SupprimerC'est pas très réjouissant tous ces articles en ce moment mais c'est vous le patron.
RépondreSupprimerVous n'avez pas un petit film gore à souhaits pour égayer nos soirées de rires angoissés.
On n'est pas là pour rigoler ! Cela dit, comme je viens de finir le livre, on devrait logiquement passer à autre chose.
Supprimer(Sauf que je viens de commencer les Carnets de guerre de Vassili Grossman, qui ne sont pas non plus de la lecture pour bisounours…)
Une chose est sûre, grâce à votre billet, ce livre est le prochain sur ma liste! Ca m'a l'air passionnant!
RépondreSupprimerC'est un livre remarquable. Dur à lire, tout de même, mais indispensable.
SupprimerAttaque d'angoisse ... Cette part de moi,lamentable et pantelante,mémoire obscure et terrorisée.Soubassement de mon être engendré par une famille plombée à l'impensable, l'indicible ... le contesté : le détail de l'histoire, le non-cru, le non-dit.
RépondreSupprimerJe ne peux pas m'empecher de penser que ces événements tragiques ont une résonnance cosmique avec ceux d'il y environ de 2000 ans, je veux parler de la crucifixion du Christ, ce messie là qu'ils attendaient, qu'ils n'ont pas reconnus, puis qu'ils ont jugés pour qu'il soit mis à mort.
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RépondreSupprimer@Lady Apolline,
http://nuageneuf.over-blog.com/categorie-11557486.html
Merci.
SupprimerAmitiés