samedi 17 octobre 2009

Noémie, la solitaire de l'Ile-Languette

« Un matin que Cachemire avait à nouveau plongé, Amanda, s'approchant du quai, découvrit Gabie cachée derrière une grosse bouée. Elle scrutait le ponton. Le patron de Zéphyr sortait de l'eau. Gabie s'engouffra dans la ruelle.
“ Vous avez fait plus ample connaissance ? dit Cachemire.
– Elle vous observe, nota Amanda.
– Les plongées du scaphandrier, récita Cachemire avec l'accent d'un prédicateur prononçant une oraison funèbre, les plongées du scaphandrier furent les seules distraction de sa triste vie !
– À moins, réfléchit Amanda, qu'elle n'imagine que c'est lui, Clément, et non vous, Romuald, qui remonte des profondeurs. Elle a paru déçue quand Zéphyr a ôté votre casque. ”
Cachemire sourit. Il revit Amanda assise, quelques semaines plus tôt, dans le salon de l'Isle Royale. Il avait eu la main heureuse. Sa Première Touriste était tout bonnement exceptionnelle. »

La Gabie dont parle Eugène Nicole dans cet extrait des Larmes de pierre, second volet de sa tétralogie miquelonnaise (ou saint-pierraise, comme vous voudrez), L'Œuvre des mers, est un personnage muet et tragique, qui traverse l'ensemble des récits tel un fantôme. En réalité, c'est elle qui poursuit un fantôme : depuis des années, elle cherche Clément, son fils unique, qui s'est embarqué en cachette d'elle à l'adolescence, et qui a disparu en mer. Dès qu'un navire est annoncé, Gabie est debout sur le port, à guetter l'apparition de Clément. Ne le voyant pas, elle s'en retourne chez elle en songeant : “On lui aura confié une mission secrète juste avant d'embarquer...”. À aucun moment, elle n'est ébranlée par l'évidence de la réalité, elle continue, sans impatience, à chercher son mort. Et peut-être en effet qu'un mort que l'on s'obstine à chercher est, au moins pour un temps, empêché de basculer dans le Royaume infernal.

Dans ce livre – dans ces livres –, foisonnant de personnages qui ne cessent de se croiser sur les rares routes des îles, et même sur celles du temps, il y a aussi la vieille Noémie, le pendant solaire de Gabie, d'une certaine manière. Noémie est la dernière habitante de l'Ile-Languette (l'Ile-Languette, au bas de la photo, est la plus grosse des trois petites îles, juste en face de la rade de Saint-Pierre). Et si Gabie épuise sa raison à chercher son mort, Noémie, elle, est très assurée des siens, dont elle s'est constituée la servante du culte :

« Les clefs de Noémie ouvraient toutes les maisons de l'Ile-Languette abandonnées par leurs propriétaires repliés en ville. Elle en faisait le tour chaque mercredi. Les deux femmes [L'autre est Amanda, la “Première Touriste” rencontrée dans l'extrait précédent] se levèrent tôt. Noémie prit le trousseau. Elle ouvrait la marche avec une brouette chargée d'un monceau de fleurs. Elles visitèrent une vingtaine d'habitations. Dans chacune (Amanda nota que les calendriers, de l'année en cours, étaient semblables à celui de Manon), elles mettaient des fleurs fraîches sur la table de la cuisine.. Noémie donnait un coup de balai, ouvrait ou fermait une lucarne selon son exposition, bordait un lit, dépoussiérait un bibelot, un jouet posé près d'un berceau d'enfant. Dans l'une des maisons, elle décrocha d'un mur un vieux violon (néanmoins accordé), ajusta le crin de l'archet, plaqua quelques accords enjoués. « Nous dansions ici, dit-elle. Nous allions en soirée, quand la campagne de pêche était finie. Nous appelions ça “sauter”. Nous disions aussi “casser un gâteau”. » À deux ou trois reprises, elle prononça quelques noms. On aurait dit qu'elle appelait des personnages invisibles, qu'elle tendait l'oreille vers l'étage, comme si quelqu'un allait descendre. Les marches de l'escalier craquaient. Ce n'était que le vent. Elles parvinrent enfin devant une petite bicoque où il n'y avait qu'une table et un vieux miroir piqué, décoré de buis. C'est là que le 31 juillet 1888 on avait trouvé, coupé en morceaux, le corps du cabaretier Coupard. [Fait divers qui sert de point de départ au film de Patrice Leconte, La Veuve de Saint-Pierre.] Amanda revit la guillotine sous les combles, de l'autre côté de l'eau. Joseph Néel, l'assassin, ne reposait pas dans le cimetière de l'Ile-Languette. Elle frissonna. Noémie redressa légèrement le miroir. Chaque semaine, il fallait le remettre d'aplomb.
Comme s'il revenait... »

Il y aurait bien d'autres choses à dire, sur cette Œuvre des mers, livre puissamment sorcier, des personnages à faire surgir du brouillard de juin, des passages à citer, des noms de lieux et de gens à écrire rien que pour le plaisir de les prononcer mentalement et de se soumettre à leurs charmes. Une autre fois, sans doute. Toujours une autre fois...

Eugène Nicole : L'Œuvre des mers, éditions de l'Olivier, 24,50 € (et on dira que je ne vous mâche pas le travail, après ça !).

6 commentaires:

  1. Didier Goux, Gouverneur de Saint-Pierre et Miquelon. Vous prendrez la succession de Céline (qui vous m'emmerde j'ai bien noté). Ça vous ira comme un bonnet et en lieu et place de la tondeuse, la pèche à la morue.

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  2. Romy : ?

    PRR : Gouverneur, certainement pas ! Mais retraité à Saint-Pierre-et-Miquelon, je m'y verrais assez bien, je dois dire.

    Et pour la pêche à la morue, j'ai passé l'âge...

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  3. Ah, c'est que si vous vous mettez à répondre ici sur des commentaires laissés ailleurs, ça va devenir difficile à suivre...

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  4. De toute façon, je ne parle pas aux "citoyennes du monde"...

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.