mardi 11 mai 2010

De la flouidification du réel

À Suzanne, flouteuse en chef...


Hier soir, assez tard, à l'occasion du traditionnel zapping-dodo, je suis tombé sur une émission sérieuse. Un truc sociétal à mort : ça causait de l'alcoolisme. C'était fait comme sont faites la plupart de ces émissions que la télévision française produit à la chaîne ou quasiment ; on suivait quatre ou cinq personnes : une qui venait de se décider pour une cure, une autre qui avait terminé la sienne, une troisième qui l'avait foirée mais gardait espoir, etc. C'était aussi assommant que le sont d'ordinaire ces pensums, et le veau marin échoué devant son écran même pas plat commençait à s'assoupir gentiment – ce qui est précisément le but du zapping-dodo.

Quand soudain, le réveil, l'irruption de la drôlerie moderne. Sous forme d'une petite pastille aveugle et baladeuse. Deux des alcooliques “héros” étaient interrogés, l'une dans un café où elle retournait pour la première fois depuis sa cure, l'autre chez lui, au lendemain d'une rechute sévère. Et bien entendu, comme la plupart des gens qui picolent, tous les deux fumaient. Du moins, on suppose qu'ils fumaient. Car si on voyait très bien le cendrier devant eux, le geste qu'ils faisaient pour conduire la cigarette à leurs lèvres, le filet de fumée qui montait devant la caméra, de cigarette il n'y avait point : elle était cachée derrière ce petit rond d'opacité sautillante que l'on appelle désormais le floutage. Dans cette émission où le téléspectateur pouvait, sans dommage psychique sérieux pour lui, entendre l'un des protagonistes l'informer qu'il avait, la veille au soir, descendu six litres de bière et s'était couché dans un état pré-comateux, on a jugé que ce même téléspectateur ne pourrait supporter la vue d'une cigarette se consumant.

Le résultat le plus tangible de l'opération fut que, dans son fauteuil, le veau marin, bien réveillé maintenant, a brusquement cessé d'entendre quoi que ce soit des témoignages pour ne plus fixer son attention que sur ce petit cercle d'interdit, cette prohibition locale et concentrée. On pourrait dire qu'il en est resté comme deux ronds de flou.

Il a fini par rejoindre son lit aquatique, en chantant à mi-voix des hymnes à l'époque.

33 commentaires:

  1. Preums'
    Je me faisais la même reflexion en regardant un reportage sur des jeunes. Le visage et la main portant cigarettes étaient floutés. L'un des jeunes portant la cigarette à sa bouche n'était plus un jeune mais juste 2 ronds floutés , c'était bizarre !
    Bonne journée

    RépondreSupprimer
  2. Je résume : ils nous enfument.

    (Didier, augmentez les volumes : j'ai choisi vos volutes.)

    RépondreSupprimer
  3. Ils sont tous floutés du cerveau.

    RépondreSupprimer
  4. jacques Etienne11 mai 2010 à 10:14

    On en est vraiment là?

    On ne peut pas accuser notre société de nous priver d'occasions de rigoler franchement.

    Si on m'avait prédit qu'on arriverait à un tel niveau de crétinerie prêchi-prêchante, j'aurais rit. Et nous y voici!

    Ce n'est pas une société de merde, c'est une société d'humour. Involontaire, certes, mais c'est grandiose quand même.

    Comme Romain Gary, je me découvre avec respect devant Sa Majesté la Connerie.

    RépondreSupprimer
  5. On floute le sexe, on floute la cigarette...
    On ne floute pas le verre d'alcool ?

    Comme vous le soulignez bien, le floutage est obnubilant, on ne voit plus que lui. Alors qu'on n'irait rien imaginer en voyant un bébé nu, le floutage en bas de son ventre accuse chacun de perversité.

    RépondreSupprimer
  6. En fait, vous êtes un vieux nostalgique de la mosaïque et des voix bidouillées.

    Le floutage à l'ancienne, quoi !

    Mieux, quand les grands peintres floutaient les minous sur leurs toiles...

    (Si vous continuez comme ça, vous allez finir par regarder "Sans aucun doute")

    RépondreSupprimer
  7. Je tremble en songeant au sort bientôt réservé aux bébés qui fument à poil...

    RépondreSupprimer
  8. "Je tremble en songeant au sort bientôt réservé aux bébés qui fument à poil..."

    Vous êtes flou à lier !

    RépondreSupprimer
  9. On ne dira jamais ASSEZ quels dangers guettent lorsque l'on fume à poil. Heureusement que je ne fume plus.

    RépondreSupprimer
  10. Moi, j'ai choisi à l'inverse de ne plus me déshabiller.

    RépondreSupprimer
  11. Et floutez les buveurs de bière, bordel !

    RépondreSupprimer
  12. On imagine le reportage sur le fête de la bière, avec les chopes floutées... on ne verrait rien entre les flous!

    RépondreSupprimer
  13. Je nomme Suzanne Amiral de la floute !

    RépondreSupprimer
  14. Progressiste progressif11 mai 2010 à 11:49

    Alain Afleflou, dans son paradigme râpé
    Son minou flouté l'hiver, l'été
    Mon vieuuuuuuuux.

    RépondreSupprimer
  15. Ah ! La floute à bec pour le merle moqueur.

    RépondreSupprimer
  16. Ivrogne, c'est un mot qui nous vient de province
    Et qui ne veut rien dire à Tulle ou Châteauroux,
    Mais au coeur de Paris je connais quelques princes
    Qui sont selon les heures, archange ou loup-garou
    L'ivresse n'est jamais qu'un bonheur de rencontre,
    Ça dure une heure ou deux, ça vaut ce que ça vaut,
    Qu'il soit minuit passé ou cinq heure à ma montre,
    Je ne sais plus monter que sur mes grands chevaux.

    Ivrogne, ça veut dire un peu de ma jeunesse,
    Un peu de mes trente ans pour une île aux trésors,
    Et c'est entre Pigalle et la rue des Abesses
    Que je ressuscitais quand j'étais ivre-mort...
    J'avais dans le regard des feux inexplicables
    Et je disais des mots cent fois plus grands que moi,
    Je pouvais bien finir ma soirée sous la table,
    Ce naufrage, après tout, ne concernait que moi.

    Ivrogne, c'est un mot que ni les dictionnaires
    Ni les intellectuels, ni les gens du gratin
    Ne comprendront jamais... C'est un mot de misère
    Qui ressemble à de l'or à cinq heure du matin.
    Ivrogne... et pourquoi pas ? Je connais cent fois pire,
    Ceux qui ne boivent pas, qui baisent par hasard,
    Qui sont moches en troupeau et qui n'ont rien à dire.
    Venez boire avec moi... On s'ennuiera plus tard
    (Bernard Dimey)

    RépondreSupprimer
  17. Peut-être serait-il temps que le fan de la Guiche enchaîne sur "La Tendresse"...

    RépondreSupprimer
  18. Merci à Restif pour la référence que je n'avais pas et qui me rappelle les délices d'un Singe en Hiver:

    "- Ah parce que tu mélanges tout ça, toi ! Mon espagnol, comme tu dis, et le père Bardasse. Les Grands Ducs et les boit-sans-soif.

    - Les grands ducs...

    - Oui monsieur, les princes de la cuite, les seigneurs, ceux avec qui tu buvais le coup dans le temps et qu'on toujours fait verre à part. Dis-toi bien que tes clients et toi, ils vous laissent à vos putasseries, les seigneurs. Ils sont à cent mille verres de vous. Eux, ils tutoient les anges !

    - Excuse-moi mais nous autres, on est encore capable de tenir le litre sans se prendre pour Dieu le Père.

    - Mais c'est bien ce que je vous reproche. Vous avez le vin petit et la cuite mesquine. Dans le fond vous méritez pas de boire. Tu t'demandes pourquoi y picole l'espagnol ? C'est pour essayer d'oublier des pignoufs comme vous."

    Y a pas à dire, le vécu, y a que ça de vrai!

    RépondreSupprimer
  19. Restif, avez-vous lu cet admirable roman de Jacques Yonnet, intitulé Rue des maléfices ? Je me permets de vous le conseiller...

    RépondreSupprimer
  20. Jacques ETIENNE11 mai 2010 à 15:00

    Merci à Restif de m'avoir branché sur Dimey. Un copain m'avait fait écouter ce texte il n'y a pas loin de quarante ans. J'en avais gardé une maxime personnelle: "d'accord je bois et je cause tout le temps, mais y'a bien pire: ceux qui ne boivent pas et qui n'ont rien à dire"...

    Et puis là je retrouve le texte exact, j'en veux d'autres, je vais sur des sites. De fil en aiguille: une heure et demie de bonheur. Pas mal, non?

    C'est la magie du net. Merci encore.

    RépondreSupprimer
  21. Ah non, je n'ai pas lu, je n'en avais même jamais entendu parler et je vous remercie bien du conseil Didier Goux. Hé, de tels conseils je suis fort preneur! Toujours très heureux d'apprendre que j'ai devant moi belle chose à découvrir. Je note donc promptement, la lecture viendra en son temps,(qql tomes à finir) mais elle viendra assurément.
    Many thanks comme on dit en bon françois.

    RépondreSupprimer
  22. Je confirme, excellent roman que "rue des maléfices" ! Encore merci Didier !

    RépondreSupprimer
  23. Monsieur Pluton, vous êtes sommé de me retrouver prestissimo dans vos rangées improbables ce livre précieux !!

    RépondreSupprimer
  24. @Jacques Etienne (et merci à l'Anonyme qui nous a donné belle joie avec le texte de Blondin) - je ne sais si dans vos pérégrinations vous avez vu qu'il existait une édition des poèmes de Dimey, aux éditions Christian Pirot (notamment les très beaux recueils "Sable et cendre", "Je ne dirai pas tout" - d'où est tiré "Ivrogne et pourquoi pas".) Il y a également possibilité d'achat des disques Déesse où Dimey lui-même dit ses poèmes.On trouve aussi chez Pirot la touchante et très belle biographie écrite par celle qui fut la compagne du poète 15 ans durant, Yvette Cathiard : "Dimey, la blessure de l'ogre". Récit unique par sa liberté de ton,si loin de l'hagiographie et si plein d'amour en même temps. Passionnant aussi par sa peinture de la grande époque des cabarets; et par sa galerie de portraits, on y croise Michel Simon, grand ami de Bernard. Arrabal n'en sort pas grandi.
    Le meilleur site sur Dimey que j'ai trouvé (et que vous avez certainement vu Jacques Etienne, mais je le donne quand même pour ceux qui voudraient y faire un tour) :
    http://dimey.online.fr//index.php
    Je suis heureux de lire combien vous aimez Dimey. Comme il est bon de trouver un vrai poète à une époque où la poésie contemporaine se pâme dans une nouvelle préciosité cent fois pire que l'ancienne! Poésie d'une prétention sans borne, abstruse, absconse, toute d'abstraction, n'ayant plus aucun rapport au chant, au rythme. Ils méprisent Fombeure et Dimey nos contemporains, pourtant leur fausse poésie de docte ne nous parle pas. Il est des exceptions heureusement, mais très rares. La plupart des poèmes modernes pourraient porter la même unique signature. C'est une espèce de philosophie hiératique mise arbitrairement en ce qui se voudrait vers libres et n'est que découpe selon le patron convenu d'une mode qui veut faire de la poésie une sorte d'amalgame entre l'aphorisme philosophique, le koan zen et le proverbe pompeux. Dimey lui n'eut pas le prétention de nous faire penser. Il ne passe pas son temps à métaphoriser son grand combat avec la création (pauvres petits! ils en sont tout fourbus). Il chante l'amitié, la boisson, la mort et la nostalgie du temps qui cavale vers le grand bon. C'est un poète et ça lui suffit.

    RépondreSupprimer
  25. Il y a, chez lui comme chez quelques autres, un lointain écho de Villon qui, paradoxalement, le rend très présent.

    Quand j'étais enfant, dans les années 60, j'écoutais L'Amour et la Guerre chanté par Aznavour...

    RépondreSupprimer
  26. Ps Pourquoi rajouter un "d" à "bon"? Un peu d'optimisme !

    RépondreSupprimer
  27. Didier Goux : Oui, absolument, un écho de Villon, sans doute parce que tous deux chantèrent leur vie qui n'était pas celle des gens rangés -mais eux n'ont jamais insulté le bourgeois, ils n'ont pas mis sur le dos de la société le sort qu'ils s'étaient choisi.
    En tous cas on retrouve chez Dimey ce souffle qui vient du moyen-âge de Villon, on chante les copains, le temps gâché et à côté, paradoxalement en apparence, le bon temps qu'on a pris et qui forme précisément le tissu de ce temps "perdu", mais qui devenant poème est racheté. Il y aussi chez les deux hommes une absolue sincérité, pas d'épate, ils écrivent parce que c'est en eux, que ça chante naturellement. Touché de cette veine si ancienne qui vient refleurir en Dimey quatre siècles plus tard, j'ai pensé à Rutebeuf aussi, celui de la "Pauvreté Rutebeuf" :
    "Je ne sais par où je commence
    Tant ay de matière abondance
    Pour parler de ma pauvreté" ou sa Complainte en laquelle il "promet ne plus boire -après coup!". Mais Rutebeuf est encore de ce Moyen-âge mentalement proche du 12ème, quand Villon précède Rabelais de peu.
    Les putes, les copains, la fuite du temps, autant de thèmes qui sont chez Villon et chez Dimey.
    Moi je me souviens du "Syracuse", que chantait Jean Sablon de sa si belle voix et que Salvador avait repris.

    RépondreSupprimer
  28. Ce sont des choses, un esprit, etc., que vous retrouverez, mais en prose, dans la Rue des maléfices de Yonnet...

    RépondreSupprimer
  29. Vous savez comment on appelle les terroristes qui fument ou nus ou qui veulent garder leur anonymat ?

    les flous de Dieu.

    (non Didier, je ne compte pas laisser ici que des jeux de mot...)

    RépondreSupprimer
  30. Oh, vous savez, il y a longtemps que ce blog ressemble à la nef des flous...

    RépondreSupprimer
  31. Je n'ai absolument rien à voir avec tout ça.

    en revanche j'envisage désormais de fumer en agitant une passoire devantma clope.
    Je ne voudrais pas choquer les gens IRL.

    RépondreSupprimer

La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.