mardi 30 avril 2013

Jean-Paul Sartre ou la transplantation méthodique


Il arrive, et c'est l'un de leurs grands intérêts, que des textes du passé entrent soudain en résonance, pour ne pas dire en collision, avec des préoccupations que nous pensions être exclusivement les nôtres, projetant alors sur elles un éclairage nouveau, en quelque sorte oblique, qui permet de les examiner mieux, en tout cas sous un angle inusuel. 

Dans ses Carnets de la drôle de guerre, Sartre s'intéresse de très près, en cette fin d'année 1939, à la question des migrations organisées (litote pour ne pas dire forcées…) des populations alsaciennes en direction du Limousin – phénomène qui le touche de près, et intimement, puisque l'on sait que l'écrivain était limousin par son père et alsacien par sa mère. Plutôt que de migration ou d'exode, Sartre parce de “transplantation méthodique”. Par ce mot, méthodique, il entend souligner le fait que ce sont des villages entiers qui ont été transplantés, avec leurs municipalité, leur administration, etc. Et voici ce qu'il écrit (page 60) : 

« Le résultat est évidemment paradoxal : en les isolant, on les eût désarmés, plongés dans un milieu social qui les aurait pénétrés. Mais voilà qu'on a transplanté de petites collectivités entières avec leurs représentations collectives, leurs mœurs, leurs rites, mais privées de l'ambiance à laquelle ces mœurs et ces rites s'adaptent : climat, géographie, civilisation matérialisée dans l'architecture, le style des maison, la culture. On devine que le ritualisme social s'exaspère et devient frénétique, à proportion que les bases réelles lui manquent davantage. Il s'agit maintenant d'une sorte de société sans terre, rêvant sa spiritualité au lieu de la saisir à travers les mille besognes de la vie quotidienne. Cela provoque l'orgueil, comme réaction de défense, et un resserrement maladif des liens sociaux. Voilà une société frénétique et en l'air. »

Méditons, mes bons amis, méditons… Même si, évidemment, le parallèle entre la France d'aujourd'hui et le Limousin de 1939, ainsi que celui des Alsaciens de cette époque avec nos jeunes-à-guillemets hors-sol relèvent tous deux de la haute voltige la plus hasardeuse.

Juste après, sans la moindre transition, Sartre se livre à une charge furieuse contre les populations limousines, en des termes qui, aujourd'hui, lui feraient frôler la correctionnelle. Parlant des Alsaciens : «  On les a envoyés chez les croquants limousins, les derniers des hommes, arriérés, obtus, âpres au gain et misérables. Ces Alsaciens, encore tout éblouis par le souvenir de leurs cultures méthodiques et soignées, de leurs belles maisons, tombent dans ces campagnes, dans ces villes sales, chez des gens méfiants et laids, sales pour la plupart. […] Leurs habitudes de propreté ont dû être choquées par ces petites villes, comme Thiviers où, il y a encore douze ans, les ordures ménagères et les excréments se déversaient dans les sentines. »

Lorsque arrive le nom de Thiviers, la raison de cette diatribe émerge soudain : cette petite ville de trois mille habitants (aujourd'hui), située en Dordogne mais aux confins du Limousin, est le berceau de la famille Sartre, celle que l'écrivain a toujours rejetée pour son compte personnel, se voulant résolument du côté des Schweitzer, sa famille maternelle. Et voilà que, sous ses yeux, et à l'échelle d'une région entière, on place officiellement les Schweitzer sous la domination des Sartre : c'est plus qu'il n'en peut supporter, même si, bien entendu, il ne fait aucune allusion à lui-même dans tous les passages des Carnets qui traitent de ce sujet, sur lequel il revient à mainte reprise, presque obsessionnellement. La guerre, même lorsqu'elle est drôle, a parfois des conséquences secondes tout à fait inattendues.

11 commentaires:

  1. Ah, je me doutais bien que Sartre avait certaines qualités, dont on entend malheureusement trop peu parler.

    Merci pour l'exclusivité!

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    1. Il a celle d'avoir fait quatre ou cinq livres remarquables : ça suffit pour lui pardonner toutes les palinodies autour.

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  2. Le Sartre de droite, celui de la guerre et alentour, est en effet excellent. Ça se gâte un peu les décennies suivantes — surtout 70.

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    1. De droite est peut-être un peu excessif, non ? Mais enfin, il me semble exact de dire que l'essentiel de son œuvre était écrit en 1950.

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    2. Tout de même, il publie "Les Mots" en 1964, et il y a beaucoup de chose passionnantes dans les recueils de "Situations", qui paraissent jusqu'en 1976...

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    3. J'ai dit "l'essentiel" et non "toute" ! J'ai trouvé Les Mots, à la seconde lecture (qui doit bien remonter à dix ou quinze ans tout de même) assez inférieurs au souvenir que j'en gardais ; quant aux Situations, il me semblent que les trois ou quatre premiers tomes sont supérieurs avec ce qui est venu ensuite – mais, là, mes lectures en sont vraiment fort lointaines…

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    4. « De droite » est excessif dans le contexte des années 40 et 50, bien sûr, mais plus dans le nôtre : aujourd'hui, tout penseur soutenant que chacun est responsable de ce qu'il est, et de ce qu'il a fait de sa vie, est, presque objectivement dirais-je, de droite. La gauche contemporaine ne supporte plus rien de l'idée de responsabilité.

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  3. Pour quelqu'un qui reniait l'existence de l'inconscient, c'est un sacré cas d'école ... Pour le saut dans la temps rassurez-vous: s'il vivait à notre époque, Sartre serait aussi réac que nous... euh ! que VOUS ! Et Bakounine, je vous dis même pas .

    Bec

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    1. Oh mais je ne pense pas du tout que c'était inconscient chez lui ! C'était non exprimé, non écrit, ce qui n'est pas la même chose.

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  4. Vous êtes sur de ne pas avoir confondu avec son confrêre Jean Sol ?

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  5. En pleine débâcle, ces gens marchaient bien à droite de la chaussée. On était bien élevé en ce temps-là.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.