lundi 29 avril 2013

Les blogueurs sont-ils des bouffons moralisants ? L'avis de Sartre sur la question

Je ne sais déjà plus par quels méandres m'est arrivée, il y a deux ou trois jours, l'envie de relire Les Carnets de la drôle de guerre ; toujours est-il qu'après en avoir terminé avec Vue d'œil, le journal 2012 de Renaud Camus, j'y ai cédé sans résistance. (Et, après tout, peut-être que la perspective de passer de Camus à Sartre a été un déclencheur suffisant.)

Ces Carnets montrent Sartre à son meilleur, me semble-t-il : un homme, un philosophe brusquement détaché de tout ce qui avait jusque là constitué sa vie ; une pensée privée de ses moindres repères et qui voit bien qu'une occasion unique lui est donnée de se reconstituer, non pas à l'identique, comme on rebâtirait une maison écroulée exactement selon les plans d'origine, mais au contraire en prenant prétexte de cette “mise à terre” pour tenter de devenir radicalement autre, tel un insecte se dégageant de sa chrysalide déjà morte. En voici un court extrait, tiré de la page 31 de l'édition première (Gallimard, 1983), à seule fin de justifier si faire se peut mon titre plus ou moins racoleur – il est daté du 17 novembre 1939, Sartre se trouve alors cantonné à Brumath, en Alsace  :

« Cette fois l'attitude est prise : je deviens un bouffon moralisant. Naturellement je n'ai pas besoin de dire que je me fous comme du tiers et du quart de libérer Paul de ses servitudes. C'est l'attitude qui me plaisait ; elle me permettait de décharger ma bile, d'exposer mes idées, de faire des discours truculents, de jouer un personnage. Car je suis social et comédien – ici par ennui, sans doute, et par besoin de dépenser un trop-plein de turbulence, ailleurs pour faire le joli cœur, d'autres fois simplement pour refléter dans les yeux d'autrui une figure nette. Et puis c'était, je pense, une manière d'avoir des rapports suivis avec les acolytes : comme ils ne m'amusent pas, il fallait bien que je m'amuse d'eux, c'est-à-dire que je « me joue à eux », comme dit Montaigne ; je les entraînais dans une comédie que je me donnais, sous prétexte de la donner à Mistler ; j'y vois aussi comme une espèce de recul pudique, une façon de ne pas vouloir être avec eux sans cérémonie, précisément parce que nous vivons sans cérémonie. Ce ne sont pas des excuses que je donne, mais des explications. Toujours est-il qu'il ne fallait pas m'y prendre, ce n'était tolérable que sous forme de batelage gratuit. Et puis, ce jour du 13 Novembre, je m'y suis laissé attraper. Heureusement que ma prompte déconfiture m'a ramené à la raison. Je suis revenu depuis à une distribution de blâmes désordonnée et sans dessein. Je crois qu'ils me supportent mieux ainsi ; ils aiment mieux expliquer ces blâmes par mon agressivité que par mon prosélytisme. »

Et je me demande, ce recopiant, si la majuscule initiale à “Novembre” est due à Sartre lui-même ou s'il s'agit d'une coquille de l'éditeur. 

Là-dessus nous filons à Rouen, pour voir si, par hasard, François H. ne serait pas planqué dans un recoin sombre de la ville.

7 commentaires:

  1. C'est pas faux, cette sensation d'être un bouffon moralisant parmi tant d'autres, notamment les Trolls.

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  2. Sensiblement à la même époque, une autre attitude :

    A Marie Canavaggia

    Paris le lundi 4 décembre 1939.

    Nous voici sans recours emportés dans l'horreur... dans un sadisme ahuri... sans abris, dans une magie infernale où tout va devenir bouillie de meurtre...
    Les critique de Candide fondent avec le reste dans l'hébétude générale dans l'écoeurement de tout. Je comprends votre humeur mais il faut envisager les hommes comme autant de chiens. Ce qu'ils font, aboyent, grognent, dépècent ne signifie rien, spirituellement, rien du tout, moins que rien, les conséquences matérielles seules hélas nous touchent. Mais la partie morale ! vraiment parfaitement insipide. Des chiens, rien que des chiens. Tout est permis en somme pour éviter leurs morsures, et les tromper, et les ameuter de telles façons qu'ils se déchirent entre eux - On n'y manque pas -
    Ce total mépris est celui des grands initiés. Attitude chagrine cependant, fort douloureuse pour ceux qui n'aiment pas la danse. Mieux vaut sans doute oublier tout - tricher en musique l'horreur de vivre - Encore faut-il tous les jours dévorer quelque fricot. Ariel (personnage de La Tempête) déjeune légèrement mais tout de même cela coûte - Entre deux bombardements bien entendu - Je vais tenter ma chance à Marseille. Je suis à peu près résolu à tout, on m'embarquera où l'on voudra - Il n'est plus hélas de discussions possibles ! -

    Bien affectueusement à vous.

    Louis Destouches

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  3. J'espère que vous vous serez arrêtés devant le saisissant tableau des Énervés de Jumiège.

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    1. Comme disait Basin de Guermantes : « Si c'était à voir, nous l'avons vu ! »

      (Et nous l'avons effectivement vu…)

      (Cela dit, Jumièges prend un s terminal, espèce de Normand allogène !)

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    2. Oups, pardon.

      Mais j'aime bien Evariste-Vital Luminais, et pas seulement à cause de son nom rigolo. C'est sans doute un peintre mineur, mais j'avoue être sensible à l'art pompier, et j'apprécie ses thèmes. D'ailleurs, c'est sans doute en partie grâce à lui que la légende des Enervés n'a pas tout à fait sombré dans le même oubli que les autres trucs dont je cause, et je lui en suis reconnaissant.

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    3. Ah ! mais moi aussi je lui suis très reconnaissant ! Sans lui, aurais-je écrit un Brigade mondaine finement intitulé Les Excitées de Jumièges ? Non, n'est-ce pas ?

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  4. "Cette fois l'attitude est prise : je deviens un bouffon moralisant."
    Il avait parfois des petits éclairs d’auto-dérision...
    Mais pas tout le temps.
    "Mon regard est creux, le regard de Dieu le traverse, de part en part. «Je fais de la littérature» pensa-t-il brusquement."
    SARTRE, le Sursis, p. 157.

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