mercredi 24 avril 2013

Las gitanas de Sierra Morena quieren carne de hombres


Je ne parviens pas à me souvenir s'il s'agit d'une seconde ou d'une troisième lecture. Toujours est-il que j'ai repris, cet après-midi le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki (1761 – 1815), écrivain polonais de langue française. Fabuleux livre que celui-là, qui tient à la fois du roman noir, de l'épopée de brigands, du conte fantastique, de l'histoire de fantômes, du conte libertin, du récit philosophique, du roman d'amour, de celui d'intrigues politiques, voire du conte oriental, plus deux ou trois autres genres que j'oublie certainement. Livre labyrinthe, avec son récit dans le récit, puis un récit dans le récit dans le récit, et encore un récit dans le récit dans le récit dans le récit, ainsi de suite. On se retrouve perdu au milieu de ces innombrables miroirs qui se regardent les uns les autres, de face, de biais, et se reflètent à l'infini. En voici la première phrase, l'incipit comme l'on dit  – encore qu'il ne s'agisse pas tout à fait de l'entame du livre, lequel commence par un avertissement de l'auteur, qui explique brièvement dans quelles circonstances il a trouvé ce manuscrit rédigé en espagnol, dans une maisonnette désertée de Saragosse. Néanmoins, il s'agit bien de la première phrase de la première journée du récit lui-même ; et c'est l'une des plus savoureuses qui soit :

« Le comte d'Olavidez n'avait pas encore établi des colonies étrangères dans la Sierra Morena : cette chaîne sourcilleuse qui sépare l'Andalousie d'avec la Manche n'était alors habitée que par des contrebandiers, des bandits, et quelques Bohémiens qui passaient pour manger les voyageurs qu'ils avaient assassinés ; et de là le proverbe espagnol : Las gitanas de Sierra Morena quieren carne de hombres. »

De fait, elle est bien peu engageante, cette sierra, notamment lorsqu'on débouche dans la vallée de Los Hermanos, où le Guadalquivir se répand dans la plaine, en raison des frères Zoto qui, à son entrée, se balancent sous un gibet, cependant que les vautours s'affairent à leur dévorer chair et entrailles. Et puis, surtout, chaque voyageur se retrouve plus ou moins contraint de bivouaquer à la Venta Quemada, une auberge déserte que son propriétaire a fui, en laissant un écriteau qui demande aux passants de prier pour lui. On y passe certes des nuits surprenantes et délicieuses (le possédé Pacheco se vautre jusqu'au petit matin dans la luxure, en compagnie de sa jeune belle-mère, Camille, et de la sœur cadette de celle-ci, Inésille), mais les voyageurs ont la fâcheuse surprise, le lendemain, de se réveiller sous le gibet, parmi les ossements et les haillons, encadré par les cadavres en voie de putréfaction des deux frères, dont on ne sait pas trop bien comment ils ont pu se dépendre de leurs nœuds coulants.

Jean Potocki met fin à ses jours le 11 décembre 1815. Diverses histoires circulent à propos de ce suicide. Certains affirment qu'il aurait chargé son pistolet avec une balle de plomb provenant du couvercle d'une théière et qu'il aurait méticuleusement polie lui-même durant des mois ; d'autres prétendent que la balle était d'argent et avait été bénie par un prêtre ; quant à moi, je reste persuadé qu'il ne s'est nullement suicidé, mais a eu la cervelle dévorée par les gitanas de Sierra Morena.

15 commentaires:

  1. Potocki, c'est également l'apogée de la langue française,de l'influence française, de l'"existence" française. Le périgée, c'est maintenant (cf le projet de loi de Fioraso).
    Voyageur infatigable, Potocki adoptait, dans la mesure du possible, les coutumes - notamment vestimentaires - des pays visités mais il en rendait compte le plus naturellement du monde en français : il faut relire ses "Carnets" de Voyages, passionnants.
    PS Le "Manuscrit" a fait, me semble t-il, l'objet d'un film (maudit ?) dont j'ai oublié les références, et j'ai la flemme de chercher.

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    1. Apparemment, oui, à en juger par la page “Images” de Goux gueule… Mais je n'en sais pas plus que vous à son sujet.

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    2. Bonjour Monsieur Goux :

      Il s'agit peut-être de "La duchesse d'Avila", feuilleton qui fit scandale en son temps, mais que je ne connais que de nom.

      http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Duchesse_d'Avila

      A part ça j'ai lu le "Manuscrit" et c'est, tout simplement, un chef d'oeuvre. Merci beaucoup d'en avoir parlé si bien.

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    3. Ah oui, l'adaptation de 65 (une espèce de "film culte", je crois) est de Wojcieh Has, l'auteur de "La clepsydre" (1973), film paraît-il unique, morbide, circulaire et labyrinthique (comme le Manuscrit ?), adaptation cette fois d'une nouvelle de Bruno Shulz. Film que je promets depuis longtemps de voir. Et tiens, en allant y voir à nouveau, j'en ai découvert une version complète en VO sous-titrée en Français sur YouTube. La qualité de l'image semble potable, en plus.

      https://www.youtube.com/watch?v=MSwyly1FHVQ

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    4. Je vais allez voir ça demain.

      Votre lien…

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  2. Vous m'avez encore convaincu d'aller acheter un livre (le dernier c'était sans patrie ni frontières)...je suis passé plusieurs fois devant, j'ai hésité puis finalement non...pensant, pour une raison mystérieuse et qui n'est que mienne, que ça devait ressembler au Quijote, dont la lecture m'emmerde au plus haut point...faut dire que j'ai une édition impayable...d'ailleurs si quelqu'un par ici a une version audio du Quijote en Castillan qui tienne la route...je suis tout à fait preneur...

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    1. Je n'ai jamais pu aller jusqu'au bout du Quichotte non plus (je cale toujours sur la seconde partie). Bien sûr que le Manuscrit y fait penser, ne serait-ce que parce qu'il se passe dans les sierras, les petites auberges perdues, etc. Mais c'est en même temps très différent.

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  3. Oui alors pour les films improbables on peut compter sur vous, mais faire le petit effort de regarder Les dents de la nuit...je suis trop déçu comme disent les djeuns.

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    1. J'évite comme la peste les films d'horreur français, même quand ils sont un tiers belges et un tiers luxembourgeois.

      D'ailleurs, j'évite les films français en général.

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  4. LeVertEstDansLeFruit25 avril 2013 à 11:57

    Ajouté à ma liste de lecture.

    Un grand merci Didier.

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  5. Cher Didier,

    dans le genre mise en abyme (comme dirait Gide), et en cascade encore, et de la même époque s'il vous plaît, donnez un jour sa chance au Melmoth de Maturin qui m'a laissé un très bon souvenir (bon, il est vrai que ma lecture date un peu ; peut-être serais-je plus critique si je la reprenais aujourd'hui).

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    1. Je l'ai lu, ainsi que d'autre de même genre et de même époque (Le Moine de Lewis, entre autres). Mais je dois avouer que je ne suis pas fou du roman “gothique” anglais.

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  6. Cherea
    Faites votre choix

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    1. j'avoue ne pas voir l'intérêt de lire un livre écrit en Français dans sa traduction castillane. En fait, j'ai dû mal me faire comprendre, je cherchais un AUDIOBOOK ou quelque chose d'approchant, je pourrais même aller jusqu'à une fiction audio bien inspirée du Quijote, en Castillan du Quijote et non du manuscrit de potocki..

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