Midi et demie. – Il y a environ une heure, coup de téléphone de Pierre Lachkareff, ancien grand reporter de FD. Il m'apprend la mort subite de Daniel Groutteau, ce maquettiste que nous appelions le Chinois fou, tellement son amour de l'Extrême-Orient avait fini par le faire en effet ressembler à un vieux mandarin, avec son invraisemblable barbe filasse qui lui descendait jusqu'à mi-poitrine. C'était un petit bonhomme replet, voire franchement gros à certaines époques, qui ne devait sans doute pas atteindre le mètre soixante. Il peignait, dessinait, sculptait, ne vivait que pour l'art et prenait l'obligation de devoir venir gagner sa vie à FD comme une injustice permanente, une sorte d'insulte personnelle. Je me souviens qu'une année (1987 ? 88 ? 89 ? L'une de ces trois, à coup sûr) nous avons passé une bonne partie du mois d'août ensemble, moi parce que c'était traditionnellement la période où j'avais, chaque soir, du mal à me trouver des commensaux et des compagnons de beuverie, lui parce qu'il avait tendance à fuir son appartement du quartier chinois du treizième arrondissement où son père semi-grabataire agonisait interminablement. Nous avons ainsi eu d'assez nombreuses soirées très agréables, car Daniel était un homme cultivé et de belle humeur. Nous dînions généralement dans le triangle d'or Ivry-Choisy-Tolbiac, qu'il connaissait mieux que sa propre cuisine, et nous nous quittions à des heures avancées, assez considérablement torchés mais fort satisfaits l'un de l'autre. Il a dû quitter FD voilà sept ou huit ans, alors qu'il devait en avoir lui-même une soixantaine. D'après Lachkareff, qui ignore encore les détails, il semble avoir succombé à cette bonne vieille crise cardiaque, qui surveille toujours d'un œil réprobateur les joyeux vivants dans notre genre. Il s'était plus ou moins retiré dans sa maison de Touraine, et c'est là que la mort a frappé, non à la porte mais directement au cœur.
Trois heures et demie. – Le hasard a fait que, reprenant tout à l'heure, en salle de conférence, les Croquis de mémoire de Jean Cau, j'en sois arrivé à son texte sur Venise, lequel a évidemment ramené Daniel Groutteau sur le devant de la mienne, de mémoire, qu'il n'avait d'ailleurs guère quitté depuis l'annonce de ce matin. Daniel connaissait presque aussi bien Venise que Pékin ou les steppes de Mongolie extérieure (capitale Oulan-Bator, je ne m'en lasserai jamais). Il y avait même un ami libraire, ce qui n'est pas donné à tout le monde – librairie française, ou plutôt franco-vénitienne. Nous lui rendîmes visite, à cet expatrié marié à une Vénitienne de souche, lors du premier séjour lagunaire que nous fîmes, en 1997 si ma mémoire – toujours elle – est bonne. (Premier séjour commun car, pour ma part, j'y étais allé une première fois à l'automne 1985, avec Philippe Bernalin et Jean-Michel Comte – c'est même vers la fin de ces vacances romano-florentino-vénitiennes que Philippe fut rattrapé par le cancer qui allait le tuer environ deux mois plus tard ; et nous quittâmes Venise un jour plus tôt que prévu, Jean-Michel et moi l'âme très grise, et lui le corps cisaillé par la douleur qui n'allait pratiquement plus cesser jusqu'au terme.)
En 1997, j'avais fait les choses en grand. M'avisant que, mariés – civilement… – en 1994, nous n'avions jamais pris la peine de partir en voyage de noces, et sous le prétexte que je gagnais, à cette époque, plus que confortablement notre vie, j'avais réservé quatre nuits au Gritti, avec voyage aller par l'Orient-Express, pour en faire la surprise à Catherine – surprise que je fus incapable de garder jusqu'au bout, tant était grande mon excitation et mon impatience de sa joie. Exactement comme lorsque, à l'école primaire, on nous faisait confectionner un petit cadeau pour la Fête des mères : pas une fois, je crois, je n'ai pu tenir ma langue jusqu'au dimanche fatidique. Durant une semaine ou deux, le temps de la confection de l'objet, je ne parlais que de cela une fois rentré à la maison. Je crois bien que le danger qu'il y avait à frôler les précipices et le sentiment de toute-puissance sur moi-même que cela me procurait faisaient que, rapidement, je n'étais plus capable d'avoir d'autre sujet de préoccupation et donc de conversation, à la table du soir. Immanquablement, alors que le drapeau d'arrivée était en vue, je chutais d'un mot, impossible à ravaler. Ma mère faisait celle qui n'avait pas entendu, enchaînant un peu trop précipitamment sur autre chose, mais enfin elle savait et je savais qu'elle savait.
Donc, lors de cette lune de miel, s'il faut appeler les choses par leur nom consacré, dûment mandatés par le Chinois fou, nous étions allés rendre une courte visite de courtoisie à son ami libraire en son échoppe, laquelle était située tout près de la place où trône la statue équestre du Colleone. J'y avais acheté un livre, comme je le fais systématiquement lorsque je tombe sur une librairie française à l'étranger (ainsi avais-je déjà fait, en mars 1985, dans celle de Porto, avec son magnifique escalier à double révolution ; et encore plus tôt, en 1981, avec Bernalin, dans celle de Florence), et bien entendu je suis incapable de me rappeler ce dont il pouvait bien s'agir – probablement un livre de poche qui se trouvait déjà à la maison et qui n'a été racheté ce jour-là que pour mémoire : on voit aujourd'hui que j'ai bien fait.
Trois heures et demie. – Le hasard a fait que, reprenant tout à l'heure, en salle de conférence, les Croquis de mémoire de Jean Cau, j'en sois arrivé à son texte sur Venise, lequel a évidemment ramené Daniel Groutteau sur le devant de la mienne, de mémoire, qu'il n'avait d'ailleurs guère quitté depuis l'annonce de ce matin. Daniel connaissait presque aussi bien Venise que Pékin ou les steppes de Mongolie extérieure (capitale Oulan-Bator, je ne m'en lasserai jamais). Il y avait même un ami libraire, ce qui n'est pas donné à tout le monde – librairie française, ou plutôt franco-vénitienne. Nous lui rendîmes visite, à cet expatrié marié à une Vénitienne de souche, lors du premier séjour lagunaire que nous fîmes, en 1997 si ma mémoire – toujours elle – est bonne. (Premier séjour commun car, pour ma part, j'y étais allé une première fois à l'automne 1985, avec Philippe Bernalin et Jean-Michel Comte – c'est même vers la fin de ces vacances romano-florentino-vénitiennes que Philippe fut rattrapé par le cancer qui allait le tuer environ deux mois plus tard ; et nous quittâmes Venise un jour plus tôt que prévu, Jean-Michel et moi l'âme très grise, et lui le corps cisaillé par la douleur qui n'allait pratiquement plus cesser jusqu'au terme.)
En 1997, j'avais fait les choses en grand. M'avisant que, mariés – civilement… – en 1994, nous n'avions jamais pris la peine de partir en voyage de noces, et sous le prétexte que je gagnais, à cette époque, plus que confortablement notre vie, j'avais réservé quatre nuits au Gritti, avec voyage aller par l'Orient-Express, pour en faire la surprise à Catherine – surprise que je fus incapable de garder jusqu'au bout, tant était grande mon excitation et mon impatience de sa joie. Exactement comme lorsque, à l'école primaire, on nous faisait confectionner un petit cadeau pour la Fête des mères : pas une fois, je crois, je n'ai pu tenir ma langue jusqu'au dimanche fatidique. Durant une semaine ou deux, le temps de la confection de l'objet, je ne parlais que de cela une fois rentré à la maison. Je crois bien que le danger qu'il y avait à frôler les précipices et le sentiment de toute-puissance sur moi-même que cela me procurait faisaient que, rapidement, je n'étais plus capable d'avoir d'autre sujet de préoccupation et donc de conversation, à la table du soir. Immanquablement, alors que le drapeau d'arrivée était en vue, je chutais d'un mot, impossible à ravaler. Ma mère faisait celle qui n'avait pas entendu, enchaînant un peu trop précipitamment sur autre chose, mais enfin elle savait et je savais qu'elle savait.
Donc, lors de cette lune de miel, s'il faut appeler les choses par leur nom consacré, dûment mandatés par le Chinois fou, nous étions allés rendre une courte visite de courtoisie à son ami libraire en son échoppe, laquelle était située tout près de la place où trône la statue équestre du Colleone. J'y avais acheté un livre, comme je le fais systématiquement lorsque je tombe sur une librairie française à l'étranger (ainsi avais-je déjà fait, en mars 1985, dans celle de Porto, avec son magnifique escalier à double révolution ; et encore plus tôt, en 1981, avec Bernalin, dans celle de Florence), et bien entendu je suis incapable de me rappeler ce dont il pouvait bien s'agir – probablement un livre de poche qui se trouvait déjà à la maison et qui n'a été racheté ce jour-là que pour mémoire : on voit aujourd'hui que j'ai bien fait.
Après cela vous ne pourrez plus faire semblant de ne pas être un grand sentimental, parce que tout le monde sait et vous savez que tout le monde sait.
RépondreSupprimerSympathie et condoléances.
RépondreSupprimerMais vous vous rendez compte que quand vous allez à l'étranger, c'est vous qui devenez l'étranger ?
Mildred : meuh non, meuh non !
RépondreSupprimerNicolas : mais bien sûr ! et c'est une grande partie du plaisir, celui de se sentir étranger. Dans le monde que nous prépare Modernœud, nous ne pourrons plus être étranger nulle part – et ce sera d'une tristesse insondable.
Il faut aimer les étrangers dans toute leur étrangèreté, pour parler comme Renaud Camus.
Je veux retourner à Veniiiise ! Un deuxième voyage de noces : )
RépondreSupprimerAh, je n'ai jamais réussi à aller voir cette librairie avec son escalier. Lisbonne que je préfère finalement à Venise. Aucun rapport, je sais, mais cet escalier ! Pourquoi tout le monde ne meurt-il pas en hiver ?
RépondreSupprimerCe soir je lève mon verre au Chinois Fou. Élo.
RépondreSupprimer@ Catherine
RépondreSupprimerMeuh non, meuh non !
Juste pour parler de ces vieilles et délicieuses librairies françaises qui font un peu figure d'antiquité... Celle de Venise évidemment (Je ne la rate jamais à chaque passage) , celle de Tanger, celle de New York qui a fermé il y a peu. La plus émouvante se trouvait à Guatemala city (puisqu'on ne dit pas ciudad de...). Un monde perdu. Une cause à défendre plutôt que d'autres, non?
RépondreSupprimerPRR : elle vaut pourtant le détour. De même (pendant que vous serez dans le quartier…) que la bibliothèque de l'université de Coimbra.
RépondreSupprimerÉlodie : tu aurais même pu en boire trois ou quatre : il les valait.
Hermès : j'avoue que mon sentiment à propos des libraires est plutôt ambivalent. Mais je parle là des libraires modernœuds français, évidemment…
hop hop hop !
RépondreSupprimerJe lève mon verre à mon ami, mon frère, et mon patient Daniel . Son esprit, c'est sûr, restera quelque temps agiter les hautes herbes des plaines mongoles .
RépondreSupprimerJ'arrive par hasard (?) sur ce blog... Daniel aurait dit qu'il n'y a pas de hasard. Et je vous remercie infiniment pour ce bel et aimant hommage à mon ami, avec qui je suis allée en Inde où nous avons vadrouillé pendant 1 mois 1/2 en 2008. Et oui, il flotte sûrement quelque part entre la Mongolie et le Tibet. Merci.
RépondreSupprimerDaniel; était aussi notre Ami, Ce départ aussi soudain qu'inattendu, bien que remontant déjà à quelques années, ne l'a pas effacé de nos cœurs bien au contraire. Notre "vieux Mandarin" était un érudit passionné et débordant d'un' générosité aussi rare que précieuse. Il a arpenté en notre compagnie les grandes steppes de Mongolie, nous avons longuement partagé nos connaissances et nous nous sommes aimés tels que nous étions, tels de vrais Amis !
SupprimerDaniel, tu resteras à jamais dans nos cœurs, à l'image du grand ciel bleu du pays de Genghis/
Otgon & Hervé