vendredi 25 janvier 2013

Dans l'entonnoir, dernier chapitre



49

     David passa la paume sur le châssis en acier de la porte  et sentit son froid lisse. Il vit dans le miroir d'acier une tache gris clair aux contours imprécis : le reflet de son visage. Ses plantes de pied lui dirent que le sol dans la pièce était plus froid que dans le couloir, on l'avait récemment lavé et arrosé.
     Il traversait à petits pas lents la boîte en béton gris, au plafond bas, il ne voyait pas les lampes mais il régnait une lumière grise, comme si le soleil pénétrait ici à travers un ciel recouvert de béton, la lumière de béton ne semblait faite pour des êtres vivants.
     Des hommes qui avaient été jusque-là tout le temps ensemble se perdirent de vue. David entrevit le visage de Lioussia Sterenthal. Quand, dans le wagon, David la regardait, il éprouvait pour elle un sentiment amoureux, doux et triste. Mais l'instant d'après, à la place de Lioussia, il y avait une petite femme sans cou. Et aussitôt, un vieillard aux yeux bleus, un léger duvet sur le crâne. Et aussitôt, le regard fixe et les yeux écarquillés d'un jeune homme.
     C'était un mouvement qui n'était pas un mouvement propre à des êtres humains.  Ce n'était pas un mouvement propre à des êtres vivants. Il n'avait ni sens ni but ; il n'était pas le résultat de la volonté d'êtres vivants. La foule s'écoulait dans la chambre à gaz, les arrivants poussaient ceux qui étaient déjà entrés, ceux-ci poussaient leurs voisins ; et de tous ces petits heurts du coude, de l'épaule, du ventre, naissait un mouvement en tout point semblable au mouvement moléculaire qu'avait découvert le botaniste Robert Brown.
     David avait l'impression qu'on le menait, il fallait donc avancer. Il arriva au mur, toucha le froid brut du béton, d'abord du genou, puis de la poitrine, il ne pouvait plus avancer. Sofia Ossipovna s'adossa au mur.
     Ils regardaient les hommes qui continuaient d'affluer. La porte était loin et on ne pouvait la situer qu'à la plus grande densité de corps qui se serraient à l'entrée de la chambre à gaz.
     David voyait les visages des gens. Depuis le matin, depuis la descente du train, il n'avait vu que des dos ; à présent, tout le convoi, semblait-il, était face à lui. Sofia Ossipovna était devenue autre ; sa voix avait changé dans l'espace de béton, elle-même avait changé depuis qu'elle était entrée. Quand elle lui avait dit : « Tiens-moi bien fort, mon petit gars », il avait senti qu'elle avait peur de le lâcher parce qu'elle avait peur de rester seule. Mais ils ne purent demeurer contre le mur ; ils s'en écartèrent et marchèrent à petits pas. David sentit qu'il se déplaçait plus rapidement que Sofia Ossipovna. elle le tenait par la main, le serrait contre elle. Mais une force douce et insensible entraînait David, les doigts de Sofia Ossipovna s'ouvraient.
     La foule devenait de plus en plus dense, les mouvements de plus en plus lents, les pas de plus en plus courts. Personne ne dirigeait les mouvements à l'intérieur de la boîte en béton. Les Allemands ne s'inquiétaient pas de savoir ce que fabriquaient les hommes dans la chambre à gaz, s'ils restaient immobiles ou s'ils décrivaient des boucles et des cercles insensés. Et le petit garçon nu faisait des petits pas sans but ni signification. La courbe du mouvement qu'effectuait son petit corps léger ne coïncida plus avec la courbe du mouvement qu'effectuait le grand corps pesant de Sofia Ossipovna, et ils se séparèrent. Il ne fallait pas le tenir par la main, mais comme ça, comme ces deux femmes, la mère et sa fille, convulsivement, avec le sombre entêtement de l'amour, se serrer joue contre joue, poitrine contre poitrine, devenir un seul corps.
     La foule continuait à augmenter, et le mouvement des corps, de plus en plus serrés, n'obéissait plus à la loi d'Avogadro. Quand le garçon perdit Sofia Ossipovna, il se mit à crier. Mais aussitôt, Sofia Ossipovna se perdit dans le passé ; seul l'instant présent existait. Les bouches respiraient côte à côte, les corps se touchaient, les pensées et les sentiments s'unissaient.
     David se trouva pris dans un tourbillon qui, se heurtant au mur du fond, repartait vers la porte. David vit trois personnes réunies : deux hommes et une vieille femme ; elle protégeait ses enfants, ils soutenaient leur mère. Et soudain, un nouveau mouvement se produisit à côté de David. Le bruit aussi était nouveau, il ne se confondait pas avec le bruissement et les murmures.
     – Laissez passer !
     Un homme, tête baissée, le cou épais, ses bras puissamment tendus, se frayait un passage à travers la masse des corps. Il voulait échapper au rythme hypnotique entre les murs de béton ; son corps se révoltait, comme le corps du poisson sur la table de la cuisine, aveugle et vide de pensées. Il se calma rapidement, suffoqua et reprit la marche à petits pas, la marche de tout le monde.
     Le désordre que son corps avait produit dans le mouvement général rapprocha David de Sofia Ossipovna. Elle serra contre elle le petit garçon avec cette force que purent mesurer les membres des Sonderkommandos dans les camps de la mort : quand ils vidaient les chambres à gaz, ils ne cherchaient jamais à défaire l'étreinte de proches qui étaient restés enserrés.
     Des cris parvinrent du côté de la porte ; les gens qui arrivaient, à la vue de la masse compacte qui emplissait la chambre, refusaient de passer la porte.
     David vit la porte se fermer : l'acier de la porte se rapprocha doucement, progressivement, de l'acier du châssis, puis ils se fondirent, ne firent plus qu'un.
     David remarqua que quelque chose de vivant avait bougé derrière le grillage, en haut du mur ; il crut d'abord à un rat, puis il comprit que c'était un ventilateur qui s'était mis en marche. Il sentit une faible odeur douceâtre.
     Le bruissement des pas s'interrompit, on n'entendait plus que quelques paroles indistinctes, des plaintes, des cris rares et brefs. Ils n'avaient plus besoin de paroles et les actes n'avaient plus de sens ; les actes sont orientés vers l'avenir et il n'y avait plus d'avenir dans la chambre à gaz. Les mouvements de la tête et du cou chez David ne firent pas naître en Sofia Ossipovna le désir de regarder ce que regardait un autre être.
     Ses yeux, qui avaient lu Homère, la Pravda, Les Aventures de Huckleberry Finn, Mayne Reid, la Logique de Hegel, ses yeux qui avaient vu des hommes bons ou mauvais, des oies dans la campagne de Koursk, des étoiles à l'Observatoire de Poulkovo, l'éclat de l'acier chirurgical, La Joconde au Louvre, des tomates et des navets sur les étalages des marchés, les eaux bleues du lac Issyk-Koul, ses yeux ne lui étaient plus d'aucune utilité.
     Elle respirait, mais respirer était devenu un dur travail et elle s'épuisait à faire le dur travail de respirer. Elle aurait voulu se concentrer sur sa dernière pensée malgré les cloches qui sonnaient dans sa tête ; mais elle n'avait pas de pensée. Sofia Ossipovna, les yeux grands ouverts, était aveugle et muette. 
     Le mouvement de l'enfant l'emplit de pitié. Son sentiment pour David était si simple qu'elle n'avait plus besoin de paroles et de regards. L'enfant respirait encore mais l'air qu'on lui donnait n'apportait pas la vie, il la chassait. Sa tête se tournait, il voulait encore regarder. Il voyait les corps s'affaisser, il voyait les bouches ouvertes, des bouches édentées, des dents blanches, des dents couronnées d'or, il voyait un filet de sang qui coulait du nez. Il vit des yeux curieux qui observaient l'intérieur de la chambre à gaz par un judas ; les yeux contemplatifs de Rosé avaient croisé le regard de David. Et il aurait eu besoin aussi de sa voix, il aurait demandé à tatie Sofia ce qu'étaient ces yeux de loup. Et il avait besoin aussi de ses pensées. Il n'avait eu le temps que de faire quelques pas dans la vie ; il avait vu les traces de pieds nus dans la poussière chaude, à Moscou il y avait maman, la lune regardait d'en haut et les yeux la voyaient d'en bas, l'eau dans la bouilloire chauffait sur le gaz ; le monde où courait une poule décapitée, le monde où il y avait le lait du matin et les grenouilles qu'il faisait danser en les tenant par les pattes de devant, le monde l'intéressait encore.
     Pendant tout ce temps des mains fortes et chaudes étreignirent David. L'enfant ne sentit pas ses yeux devenir aveugles, son cœur vide et creux, son cerveau morne et noir. On l'avait tué et il avait cessé d'être.
     Sofia Ossipovna sentit le corps de l'enfant s'affaisser dans ses bras. Elle était à nouveau séparée de lui. Dans les mines, les animaux témoins, les oiseaux et les souris, meurent sur-le-champ en présence de gaz dangereux. Ils ont de petits corps et le garçon au petit corps d'oiseau était mort avant elle.
     « Je suis mère », pensa-t-elle.
     Ce fut sa dernière pensée.
     Mais son cœur vivait encore : il se serrait, souffrait, vous plaignait, vous, les vivants et les morts ; des vomissements jaillirent, Sofia Levintone serra contre elle David, poupée sans vie, et elle devint morte, poupée.