mardi 22 janvier 2013

Dans l'entonnoir, II



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     Une grande ville s'ouvrit aux yeux des voyageurs. Son extrémité occidentale se perdait dans le brouillard. La fumée noire qui sortait des lointaines cheminées d'usine se mêlait au brouillard ; le dernier des blocks était couvert d'une brume et cette association du brouillard avec la géométrie des rues semblait étrange.
     Au nord-est, un halo noir et rouge montait dans le ciel, on eût dit que le ciel humide de l'automne s'était embrasé. De temps en temps une flamme lente, sale, rampante en sortait.
     Les arrivants débouchèrent sur une vaste place. Une dizaine de personnes se tenaient sur une estrade dressée au milieu de la place. C'était un orchestre ; les hommes se différenciaient fortement les uns des autres, comme leurs instruments. Quelques-uns se tournaient du côté de la colonne qui arrivait. Mais l'homme aux cheveux blancs prononça quelques mots et les hommes sur l'estrade prirent leurs instruments. Soudain, le cri craintif et insolent d'un oiseau retentit : l'air, déchiré par les fils de fer barbelés et les hurlements des sirènes, empuanti par les immondices et gras de suie, l'air s'emplit de musique. C'était comme si une pluie chaude d'été s'était abattue, étincelante, sur le sol.
     Les hommes dans les prisons, les hommes dans les camps, les hommes échappés des prisons, les hommes qui vont à la mort connaissent la force de la musique. Personne ne ressent la musique comme ceux qui ont connu la prison et le camp, comme ceux qui vont à la mort.
     En touchant l'homme qui périt, la musique ne fait pas renaître en lui la pensée ou l'espoir, juste le sentiment aveugle et aigu du miracle de la vie. Un sanglot parcourut la colonne. Tout ce qui s'était émietté, la maison, le monde, l'enfance, le voyage, le bruit des roues, la soif, la peur et cette ville surgie du brouillard, cette aube d'un rouge terne, tout se réunit soudain ; ce n'était pas dans la mémoire ni dans un tableau, mais dans le sentiment aveugle, douloureux et brûlant d'une vie écoulée. C'est ici, à la lumière des fours, sur la place du camp, que les hommes sentirent que la vie est plus que le bonheur : elle est aussi malheur. La liberté n'est pas qu'un bien : la liberté est difficile, elle est parfois malheur, elle est la vie.
     La musique avait su exprimer le dernier ébranlement de l'âme qui avait réuni dans ses profondeurs aveugles tout ce qu'elle avait ressenti dans sa vie, ses joies et ses malheurs, avec ce matin brumeux et ce halo au-dessus des têtes. Mais peut-être n'en était-il pas ainsi. Peut-être la musique n'était-elle qu'une clef qui donnait accès aux sentiments de l'homme : elle avait ouvert son intérieur en cet instant terrible, mais ce n'était pas elle qui avait empli l'homme.
     Il arrive qu'une chanson enfantine fasse pleurer un vieillard. Mais le vieillard ne pleure pas sur cette chanson : la chanson n'est qu'une clef qui ouvre son âme.
     Alors que la colonne traçait lentement un demi-cercle dans la cour, une voiture couleur crème franchit les portes du camp. Un officier SS en sortit, il eut un geste impatient et le chef d'orchestre, qui le suivait du regard, abaissa aussitôt les bras, la musique s'interrompit.
     De nombreuses voix crièrent : « Halt ! »
     L'officier marchait le long de la colonne. L'officier montrait un homme du doigt et le chef de la colonne le faisait sortir des rangs. L'officier fixait la personne qui se tenait devant lui d'un œil indifférent pendant que le chef de colonne posait des questions à voix basse pour ne pas troubler les pensées du SS.
     – Âge ? Profession ?
     Une trentaine de personnes furent ainsi choisies. Une question parcourut les rangs :
     – Les médecins, les chirurgiens !
     Personne ne répondit.
     – Les médecins et les chirurgiens, sortez des rangs !
     Personne ne répondit.
     L'officier perdit tout intérêt pour la foule sur la place et regagna sa voiture. 
     Les sélectionnés furent alignés en rangs par cinq face à l'inscription au-dessus du portail du camp : « Arbeit macht frei ! » (1)
     Un bébé cria, des femmes poussèrent des cris perçants et sauvages. Les hommes sélectionnés restaient silencieux, tête baissée.
     Comment faire pour rendre ce qui se passe chez un homme qui desserre la main de sa femme, qui jette un dernier, un rapide regard sur le visage aimé ? Comment faire pour vivre quand une mémoire impitoyable te rappelle qu'à l'instant des adieux silencieux tes yeux se sont, pendant une fraction de seconde, détournés pour dissimuler la joie grossière d'avoir sauvé ton existence ?
     Comment noyer le souvenir de la femme tendant à son mari un petit sac avec l'alliance, un morceau de pain et quelques morceaux de sucre ? Peut-on continuer à vivre quand on a vu la lueur rouge flamboyer avec une force nouvelle ? Dans les fours brûlent les mains qu'il a embrassées, les yeux qui s'éclairaient à sa venue, les cheveux dont il reconnaissait l'odeur dans le noir, ce sont ses enfants, sa femme, sa mère. Peut-on demander dans le block une place auprès du poêle, peut-on mettre sa gamelle sous la louche qui verse un litre d'un liquide grisâtre, peut-on rafistoler la semelle de chaussure qui se décolle ? Peut-on manier la barre à mine, respirer, boire ? Dans les oreilles résonnent les cris des enfants, le hurlement de la mère.
     On mène ceux qui continueront à exister en direction du portail. Des cris parviennent jusqu'à eux, eux-mêmes poussent des cris, déchirent les chemises sur leurs poitrines. Mais une nouvelle vie vient à leur rencontre : les barbelés électrifiés, les miradors avec des mitrailleuses, les blocks, les visages blêmes de femmes et de jeunes filles qui les regardent passer, les colonnes de travailleurs avec des triangles  rouges, jaunes, bleus cousus sur la poitrine.
     L'orchestre se remet à jouer. Les hommes qui sont sélectionnés pour le travail entrent dans la ville construite sur des marécages. L'eau sombre se fraie un chemin entre les dalles gluantes de béton, entre les rochers pesants. Cette eau d'un noir roussâtre sent la pourriture, des plaques d'écume verte, des lambeaux sanglants provenant des salles d'opération, des chiffons sales flottent à la surface. L'eau s'enfoncera dans la terre du camp, ressortira à la surface, s'en ira à nouveau. Elle fera son chemin, car dans cette eau sinistre des camps vivent la vague de la mer et la rosée du matin.
     Les condamnés allèrent à la mort.

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(1) « Le travail rend libre ! »