jeudi 24 janvier 2013

Dans l'entonnoir, IV



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     Une pénombre tranquille et chaude régnait dans les vestiaires éclairés par de petites ouvertures rectangulaires.
     Des bancs faits de grosses planches brutes portaient des numéros tracés à la peinture blanche. La salle était coupée en deux par une cloison à mi-hauteur qui allait de l'entrée au mur opposé ; les hommes devaient se déshabiller d'un côté, les femmes et les enfants de l'autre.
     Cette séance de déshabillage n'inquiéta pas les gens car ils continuaient à se voir, à se parler : « Mania, Mania, tu es là ? – Oui, oui, je te vois. » Une voix cria : « Mathilde, apporte un gant pour me frotter le dos ! » La détente était générale.
     Des hommes à l'air compétent, en blouses, marchaient dans les travées et tenaient des propos raisonnables sur la nécessité de mettre les chaussettes et les bas à l'intérieur des chaussures, de retenir le numéro de la travée et du portemanteau.
     Les voix étaient faibles, comme assourdies.
     Quand un être humain se met nu, il se rapproche de lui-même. Seigneur, que les poils sur la poitrine sont devenus raides et épais, et que de poils blancs ! Que ces ongles des orteils sont laids ! Quand un homme nu se regarde, il ne tire pas de conclusions si ce n'est « c'est moi ». Il reconnaît son moi, toujours le même. Gamin, il regarde son corps de grenouille et se dit : « c'est moi » ; et, cinquante ans après, il examine les veines gonflées sur les jambes, la poitrine grasse et tombante, et il se dit « c'est moi ».
     Mais un autre sentiment frappa Sofia Ossipovna. Le maigre gamin au nez proéminent dont une vieille fille dit en hochant la tête : « Oï, mon pauvre hassid ! » ; la jeune fille de quatorze ans que, même ici, des centaines d'yeux regardaient avec admiration ; la laideur et la faiblesse des vieux et des vieilles qui éveillaient un respect religieux ; la force des dos poilus des hommes ; les jambes nerveuses et les fortes poitrines des femmes ; avec ces corps jeunes et vieux, le corps d'un peuple se débarrassait de ses guenilles. Sofia Ossipovna pensa le « c'est moi » non à l'égard d'elle-même mais à l'égard d'un peuple. C'était le corps dénudé d'un peuple, jeune et vieux, vivant, florissant, robuste, fané, beau et disgracieux. Elle regarda ses épaules fortes et blanches, personne ne les avait jamais embrassées, hormis sa mère il y avait bien longtemps. Puis elle reporta son regard sur le garçon. Était-ce vraiment elle qui avait, quelques instants auparavant, oublié le garçon pour se jeter, ivre de rage, sur le SS ? « Ce jeune bêta de Juif et son vieux disciple russe prônaient la non-violence (1), pensa-t-elle, mais ils ne connaissaient pas le nazisme. » Elle n'avait plus honte, maintenant, des sentiments maternels qu'elle éprouvait, elle, la vieille fille, et elle prit dans ses mains fortes de manuelle le petit visage de David ; il lui sembla qu'elle tenait ses yeux tièdes dans ses mains, et elle le baisa.
     – Et voilà, mon petit, dit-elle, nous sommes arrivés aux bains.
     Il lui sembla qu'elle avait entrevu, dans la pénombre du vestiaire, les yeux d'Alexandra Vladimirovna Chapochnikova. Était-elle encore en vie ? Elles s'étaient dit adieu et Sofia Ossipovna était partie, et la voilà arrivée maintenant, et Ania Strum était arrivée, elle aussi.
     Une femme voulut montrer à son mari leur petit garçon tout nu, mais le mari était de l'autre côté de la cloison et elle tendit le bébé à Sofia Ossipovna :
     – Il suffisait de le déshabiller, dit-elle toute fière, pour qu'il ne pleure plus.
     Un homme, le visage mangé par une barbe noire, avec un pantalon de pyjama déchiré en guise de caleçon, cria dans un éclair de ses yeux et de ses dents couronnées d'or :
     – Mania, il y a un maillot de bain en vente ? J'achète !
     Moussia Borissovna sourit à la plaisanterie. Elle cachait d'une main sa poitrine que découvrait sa chemise.
     Sofia Ossipovna savait déjà que ces plaisanteries de condamnés n'étaient pas signe de force ; les craintifs et les faibles ont moins peur de leur peur quand ils en rient.
     Rebecca Buchmann, le visage tiré, torturé et merveilleux, détournait ses yeux brûlants et immenses ; elle défaisait ses lourdes tresses pour y dissimuler bagues et boucles d'oreilles.
     Elle était la proie de la force aveugle et cruelle de la vie. Le nazisme l'avait rabaissée à son niveau, bien qu'elle fût malheureuse et désemparée ; plus rien ne pouvait l'arrêter dans ses efforts pour sauver sa vie. Alors qu'elle cachait ses bagues, elle ne se rappelait pas qu'elle avait de ces mêmes mains serré le cou de son enfant, de peur qu'il ne révèle par ses pleurs leur cachette.
     Mais au moment où elle poussait un profond soupir, le soupir d'un animal qui vient enfin de se mettre à l'abri dans les fourrés, elle vit une femme en blouse qui coupait à grands coups de ciseaux les nattes sur la tête de Moussia Borissovna. Une autre tondait une jeune fille et la soie noire des cheveux ruisselait sur le sol en béton. Les cheveux recouvraient le sol et l'on eût pu croire que les femmes se lavaient les pieds dans des eaux sombres et claires.
     La femme en blouse écarta d'un geste tranquille la main de Rebecca, saisit les cheveux à la hauteur de la nuque, l'extrémité des ciseaux heurta une bague cachée dans les cheveux et la femme, sans s'interrompre, passa rapidement la main et défit les bagues prises dans la chevelure ; elle se pencha à l'oreille de Rebecca et lui glissa : 
     – Tout vous sera rendu, puis, encore plus doucement : l'Allemand est là, il faut ganz ruhig (2).
     Rebecca ne retint pas le visage de la femme, la femme en blouse n'avait pas d'yeux, de lèvres, elle n'était que des mains à la peau jaune veinée de bleu.
     Un homme aux cheveux blancs, les lunettes de travers sur un nez de travers, se montra de l'autre côté de la cloison, il ressemblait à un diable malade et triste. Il parcourut du regard les bancs et dit d'une voix forte et distincte, articulant chaque syllabe comme quelqu'un habitué à parler à un sourd :
     – Maman, maman, maman, comment te sens-tu ?
     Une petite vieille ridée entendit la voix de son fils dans le brouhaha de centaines de voix, lui sourit tendrement et, devinant la question familière, répondit :
     – Ça va, le pouls est bon, bien frappé, t'inquiète pas.
     Une voix au côté de Sofia Ossipovna fit :
     – C'est Guelman, un médecin célèbre.
     Une jeune femme nue, qui tenait par la main une fillette en culotte blanche, se mit à crier :
     – On va nous tuer, nous tuer, nous tuer !
     – Faites taire cette folle, disaient les femmes.
     Elles regardèrent autour d'elles, on ne voyait pas de gardes. Les yeux, les oreilles se reposaient dans l'ombre et le silence. Quelle volupté, oubliée depuis des mois, de pouvoir ôter les vêtements durcis par la sueur et la crasse, les chaussettes et les bas presque désagrégés. La tonte terminée, les femmes coiffeuses s'éloignèrent et les gens respirèrent encore plus librement. Les uns sommeillaient, d'autres examinaient les coutures de leurs vêtements, d'autres encore conversaient à voix basse.
     – Dommage qu'on n'ait pas de cartes, lança une voix, on pourrait se taper un carton.
     Mais à cet instant le chef du Sonderkommando, tirant sur son cigare, décrochait le téléphone ; le magasinier chargeait sur le chariot automoteur les boîtes métalliques contenant le Zyklon B dont les étiquettes rouges rappelaient des pots de confiture ; le responsable du groupe spécial attendait le signal de la lampe rouge.
     L'ordre « debout ! » retentit à différentes extrémités du vestiaire. Là où s'arrêtaient les bancs se tenaient les Allemands en uniforme noir. Les gens pénétrèrent dans un large couloir faiblement éclairé par des lampes que protégeaient des verres épais. On voyait la puissance du béton qui, en une courbe progressive, aspirait le flot humain. On n'entendait que le bruissement des pieds nus sur le sol.
     Au cours d'une conversation qu'elle avait eue avant la guerre avec Evguenia Nikolaïevna Chapochnikovna, Sofia Ossipovna avait dit : « Si un homme doit être tué par un autre homme, il serait curieux de pouvoir suivre leurs vies, de voir leurs chemins se rapprocher. Au début, ils sont très éloignés l'un de l'autre : moi, je suis dans les montagnes du Pamir, je ramasse des roses alpestres et je mitraille avec mon Leica ; lui, ma mort, se trouve pendant ce temps à huit mille verstes (3) de là, il pêche, après l'école, des gardons dans la rivière. Je m'habille pour aller au concert, et lui, il achète un billet à la gare pour aller chez sa belle-mère ; mais de toute façon nous nous rencontrerons, l'affaire aura lieu. » Et maintenant, Sofia Ossipovna se rappelait cette conversation étrange. Elle regarda le plafond ; à travers cette épaisseur de béton elle ne pourra plus voir la casserole renversée de la Grande Ourse, elle ne pourrait plus entendre l'orage… Elle allait pieds nus à la rencontre d'une nouvelle courbe du couloir et le couloir s'ouvrait doucement et complaisamment devant elle ; le mouvement s'effectuait sans violence, de lui-même, une sorte de glissement à mi-chemin entre le sommeil et le réel, comme si tout, autour d'elle, et tout en elle était enduit de glycérine et glissait de lui-même.
     L'entrée apparut malgré tout progressivement et soudainement. Le flot humain glissait lentement. Le vieux et la vieille qui avaient cinquante ans de vie commune derrière eux, séparés pendant la séance de déshabillage, marchaient à nouveau côte à côte ; la mère portait son enfant réveillé dans ses bras ; la mère et le fils regardaient par-dessus les têtes, ils regardaient le temps et non l'espace. Passa le visage du médecin, tout à côté il y avait les yeux emplis de bonté de Moussia Borissovna, le regard empli d'effroi de Rebecca Buchmann. Voici Lioussia Sterenthal, il est impossible d'assourdir, d'étouffer la beauté de ces jeunes yeux, de ce nez, de ce cou, de ces lèvres entrouvertes ; à côté marchait le vieux Lapidus, aux lèvres bleues, à la bouche fripée. Sofia Ossipovna serra de nouveau les épaules du garçon contre elle. Jamais encore son cœur n'avait connu une telle tendresse pour les gens.
     Soudain Rebecca cria, son cri était plein d'une épouvante insupportable, le cri d'un homme qui se transforme en cendres.
     À l'entrée de la chambre à gaz, se tenait un homme avec un tuyau de plomb à la main. Il portait une chemise marron à manches courtes, la fermeture éclair du col était ouverte. C'est en voyant son sourire trouble, insensé, enfantin et enivré que Rebecca Buchmann avait poussé son hurlement de terreur.
     Les yeux de l'homme glissèrent sur le visage de Sofia Ossipovna : c'était bien lui, ils avaient donc fini quand même par se rencontrer !
     Elle sentit que ses doigts devaient serrer ce cou qui rampait hors du col ouvert. Mais l'homme souriant leva d'un geste bref sa matraque. Et elle entendit à travers le tintement du verre brisé et les cloches qui sonnaient dans sa tête :
     – Tiens-toi tranquille, la Youpine.
     Elle parvint à rester debout sur ses jambes et d'un pas lourd et régulier elle franchit avec David le seuil d'acier de la porte.

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(1) Allusion au sermon évangélique de Tolstoï.
(2) Il faut « se tenir tranquille ».
(3) Ancienne mesure de distance équivalant à 1,06 km.