vendredi 5 décembre 2008

Tu reviendras à Malagar

Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre
À cette terre ingrate où les morts ont passé.
Nous nous parlerons d'eux...


Une brume tremble sur les landes : réserve immense de torpeur qui va s'étendre sur la plaine jusqu'au crépuscule. C'est dimanche, et je n'entendrai même pas le bruit des sulfateuses. Caoubet et Laouret dorment dans l'étable noire. Les cloches des vêpres ne sonnent plus dans les villages sans prêtres et « les grands pays muets » dont parle Vigny ne sont muets que parce qu'ils sont mourants. Combien de temps nous faudra-t-il pour reconnaître que cette vie qui se retire d'eux, c'est la nôtre ? Par le flanc ouvert des coteaux, notre jeunesse déjà s'est répandue et perdue. Hier soir, sur la terrasse, alors qu'aux étoiles filantes répondaient les pauvres fusées d'une fête locale, il n'y avait plus en moi de quoi animer la grande mécanique céleste, plus assez de vie pour en insuffler à ces mondes morts. Mes frères endormis, n'était-ce pas notre façon de nous affirmer les maîtres de l'univers ? Nous lui prêtions notre propre coeur, la passion, la souffrance et les songes de notre jeunesse. Hélas ! l'homme déclinant découvre que ce n'est pas sa vie toute seule qui se retire lentement de la terre mourante : tous ceux dont il est seul à se souvenir, et qui ont rêvé à cette terrasse, mourront avec lui-même une seconde fois. À ma mort, Malagar se déchargera d'un coup de tous ses souvenirs, il aura perdu la mémoire.

François Mauriac, chronique dans L'Écho de Paris, 13 août 1932.

12 commentaires:

  1. C'est très beau.

    Ça me fait drôlement penser au coin où vit mon père : deux hameaux, six fermes, un vieux dans chaque. Alors qu'avant c'était plein de gens partout. Rien que dans notre maison vivaient deux familles + une dans la grange.

    Avez-vous remarqué comment certaines séries télé se passant soi-disant "autrefois, à la campagne" sont mauvaises (c'est pas une surprise, je vous l'accorde) et reproduisent les clichés d'aujourd'hui ?

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  2. Et encore ne parle-t-il pas du vin. Car quand il évoque les brouillards du Ciron et la couleur du sauternes, c'est qualque chose.

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  3. Marie-Georges : ce que vous dites des séries est également vrai pour celles qui prétendent portraiturer la grande bourgeoisie des années cinquante ou soixante.

    Henri : il y avait un passage sur le sauternes, juste avant celui que j'ai choisi de citer, mais l'ensemble aurait été trop long pour ce modeste blog...

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  4. J'ai peur qu'elle ne soit pas à vendre...

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  5. En plus, d'après Renaud Camus (Demeures de l'esprit), l'environnement a été complètement saccagé.

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  6. Un soleil éclatant fait vibrer l'air sur la terre sèche : fabrique exténuée d'énergie vacillante sur la colline jusqu'à la tombée du soir. C'est un jour ordinaire, et j'entends le staccato des mitrailleuses. Margou et le petit Donzan jouent aux cartes dans la grange. Une balle perdue frappe la cloche dans le campanile orphelin de son église et "les nations bavardes" que décrit si bien Mazzetto ne sont bavardes que pour mieux dissimuler la noirceur de leur âme. Nous avons déjà oublié que nous ne sommes que leurs victimes. L'humus tourmenté se nourrit de nos entrailles enthousiastes. Ce matin, sur le terre-plein, alors que le cri des canards sauvages essayait vainement d'imiter le sifflement des obus venant d'en face, je sentais émerger en moi une quiétude, qui dans sa mystique fade, fut promesse d'une nouvelle vie. Mes ennemis qui veillent, ne sont-ils pas la preuve de mon existence prétentieuse ? On nous a pris notre advenir, bradé notre vieillesse et son repos d'avant le repos. Tant mieux ! L'homme qui se met debout peut enfin oublier qu'il vient de nulle part : il pourra peupler le pays intérieur de sa mémoire morte de nouveaux fantômes, qui déambuleront dans sa nature à jamais. Quand je naîtrai enfin, la mémoire nouvelle naîtra avec moi.

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  7. Bienvenu, Parkane ! Ce texte sent sa guerre de 14 à plein nez. De qui ?

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  8. Merci Didier. C'est bon comme un coup de vent glacé sur le visage le matin, quand on sort de la maison.

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  9. En fait, dans chaque texte se cache un univers de métatextes, dont l'un parfois parvient à se frayer un chemin vers la lumière d'autres yeux. L'imagerie morne plaine du texte de Mauriac m'a simplement donné envie d'en détourner la structure en racontant en contre-pied ce qui aurait pu se passer avant ou après, en fait ce qui s'est passé vraiment, - et de le partager. Merci.

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  10. Donc, mon avis a été un peu trop... tranchée.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.