samedi 20 décembre 2008

Tu reviendras sans l'avoir vue

Les piétons vont et viennent le long du trottoir ; pas elle : elle va. Ils marchent dessus ; pas elle : elle le piétine. Elle pense que l'éclat de son sourire et la dureté de ses poings fermés, aux jointures grossies par des années de rage sans objet particulier, la font marcher droit et fier ; il n'est pas certain que, parmi les gens qui la croisent, certains n'aient pas l'oeil dévié par le flottement à peine perceptible de sa démarche, qu'ils ne soient pas vaguement effrayés, le temps du croisement, par la cassure aiguë de ses hanches, cependant qu'elle avance. Deux ou trois, sans doute, comprennent qu'elle n'avance pas ; qu'elle fonce, sans savoir vers quoi. Alors, ils entrent dans le café le plus immédiat, pour avaler n'importe quoi de chaud ou d'alcoolique. Puis, ils l'oublient et repartent.

Mais elle ne s'oublie pas. La dureté résistante du trottoir lui est un défi, presque une insulte ; de même les regards indifférents et les hommes dont les épaules n'expriment aucun désir, la dépassant sans le savoir. Pour faire paraître moins long le trajet, elle élabore des plans de vengeance. Elle est très douée pour la vengeance. Pas pour la haine ni la férocité, mais pour la vengeance, l'attaque en second. Elle se rêve parfois tigresse, elle se découvre hyène, et c'est ce qui accentue son sourire. Elle pense que ses mâchoires sont un râtelier, duquel pendent des armes toutes prêtes ; et elle croit que cela se voit. Elle tue le trottoir, à chaque pas.

Elle tient une laisse à la main ; personne au bout. La rugosité du cuir attiédi suffit à ses mains callées par les caresses machinales, elle serre les phalanges — et tandis que les passants s'écoulent à ses bords, comme l'huile au flanc des poissons morts, elle avance vers la bouche sombre ; s'y plonge, le sourire bien immobile, presque photographique.

Elle écrase chaque marche, assurée qu'aucune, jamais, ne lui résistera ; les degrés restent silencieux, et elle ressent un début d'agacement, une montée de salive, à leur indifférence. Le besoin se fait sentir de chairs à déchirer — mais il faut attendre encore un peu, être patiente ; et ne pas cesser surtout de sourire, même pour personne, surtout dans le vide.

Le vide lui appartient, elle le sait ; comme à tous ceux à qui n'arrivent que des choses fausses. Elle produit un considérable effort des muscles et des nerfs pour ne remarquer personne en étant vue de tous. En réalité, un observateur plus attentif, ou simplement compatissant à la douleur de la solitude, remarquerait que ses yeux ont ce tremblement incertain qui s'appelle une prière. Mais le blasphème transparaît derrière ses rogations, et nul ne lui prête attention ; ses jointures se durcissent encore et le sourire se fait fondant.

Enfin, elle ressort des boyaux de la terre, avec les autres mais sans eux, irrémédiable séparée ; elle marche vers le rectangle lumineux — phalène sursitaire —, derrière lequel ses futurs adorateurs grenouillent comme des proies.

Elle pose ses doigts trémulants sur les petits carrés alignés, blancs ou noirs, et, sourire envolé, tape le code de son paradis — cet éden où elle était seule dès avant sa naissance.

13 commentaires:

  1. La vache, se prendre ça à 8h06 du matin, ça secoue le neurone endimanché !
    Si on est tous un petit peu tout seul, il semble que comme les icebergs tueurs de paquebot, la solitude affleure et blesse autrement pour quelques uns.
    :-))

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  2. Une pierre polie par la vie, mais mal.
    Qui s'est juste transformée en caillou pointu et que personne n'a envie de mettre sur son étagère, du coup.
    Dommage, pour elle, et pour ceux sous le pied de qui elle se trouve, en guise de petit coin vengeur.

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  3. Cette huile au flanc des poissons morts ne manque pas de piquant (pour une sardine).

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  4. Ahhhh enfin je peux le dire depuis longtemps.
    Bôbiyé.

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  5. Didier, vous devriez donner dans la science-fiction, ce serait plus limpide!
    Ortie

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  6. Ce portrait de femme au papier de verre me touche, sans doute parce que ses doigts trémulent et que ses remparts sont fragiles.
    Superbe style!

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  7. Quel portrait impitoyable, vous avez dû fondre votre clavier avec des doigts vitriolés! C'est dur, mais talentueux.

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  8. Bravo tonton ! T'assure ta race quand tu veux ! J'suis trop fan !

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  9. Bon, merci à tous, j'ai pris un peu de retard dans mon "suivi" !

    Sinon, je suis tout de même un peu surpris de constater les ravages que sa récente puberté fait sur le langage de ma nièce adoptive...

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.