jeudi 9 juillet 2009

La mort en ce jardin ou en d'autres lieux de ténèbres

Le prologue du Jardin des Finzi-Contini compte à peine plus de six pages, dans l'édition Folio, mais c'est une étonnante ouverture en forme d'arc, et même d'arc double. Arc joignant deux champs clos, deuxième arc enjambant les millénaires. Ils dessinent, à l'entrée du ,jardin dont on ne voit encore rien, une sorte de porche, ou de narthex, tout entier placé sous le signe de la mort, des morts et des Morts.

Dès les premières lignes, le futur narrateur du livre nous dit quand et surtout où lui est venu le désir d'écrire sur les Finzi-Contini : l'année précédente, lors de la visite d'une nécropole étrusque, faite avec des amis – dont une enfant, Giannina, qui, par ses questions fait naître les réflexions des adultes qui l'entourent. Visite imprévue, presque étrange, comme si une force extérieure à eux avaient mené jusque là leurs deux voitures roulant en cortège dans les environs de Rome.

« Papa, demanda encore Giannina, pourquoi les tombes anciennes vous rendent-elles moins tristes que les tombes plus récentes ?
(...)
– C'est facile à comprendre, répondit-il. Ceux qui sont morts depuis peu sont plus proches de nous, et justement à cause de cela, nous les aimons plus. Tandis que, vois-tu, les Étrusques, il y a si longtemps qu'ils sont morts – et de nouveau, c'était une belle histoire qu'il racontait – que c'est comme s'ils n'avaient jamais vécu, comme s'ils avaient toujours été morts.
(...)
– Mais non, déclara-t-elle [Giannina] avec douceur, en disant cela, tu me fais penser au contraire que les Étrusques ont vécu eux aussi, et je les aime aussi, comme tous les autres.
La visite de la nécropole se déroula ensuite, je me le rappelle, sous le signe de l'extraordinaire tendresse de cette phrase. C'est Giannina qui nous avait mis en état de réceptivité. C'était elle, la plus petite, qui, en un certain sens, nous tenait par la main. »

La petite Giannina est en quelque sorte la gardienne de la mémoire des morts. Mieux : elle atteste qu'ils ont vécu ; elle est leur mémoire et à ce titre elle vient tout naturellement leur faire visite. Tout comme, ainsi qu'il est expliqué dans la suite de ce prologue, les familles des morts étrusques venaient les visiter, dans ces tombes-bunkers (l'image est de Bassani, non de moi) dont il est dit qu'elles devaient être leur seconde maison, où ils pouvaient déjà se reposer un moment sur leur future couche éternelle, déjà prête pour eux.

Mais la mort a changé de nature, elle change même sans cesse. Dans la dernière page du prologue, le narrateur, après ce détour, revient à son évocation des Finzi-Contini, et il y revient par leur tombeau, cruellement différent de celui des étrusques : si celui-ci offrait une surabondance de morts et de vivants mêlés, celui-là est vide, ou presque (un seul Finzi-Contini y est inhumé, un enfant de 6 ans), déserté par les morts, oublié des vivants ; monumental, certes, mais laid, vide, absent.

Si le tombeau des Finzi-Contini est vide, c'est parce que la mort a une nouvelle fois changé de forme, sinon de nature : elle est devenue à la fois absurde et terrifiante, en ce non-lieu, cette négation du tombeau que fut Auschwitz, où les Finzi-Contini se sont engloutis, comme il nous est dit dans l'ultime paragraphe. Le thème des camps d'extermination ne surgit pas de nulle part : il a été préparé, en mineur, par l'évocation des tombeaux étrusques dont la forme rappelle les bunkers dont les Allemands ont jonché l'Europe durant la guerre.

Le point de non-retour est atteint ici même, nous ne pouvons plus que revenir sur nos pas et pénétrer dans le jardin. En nous doutant que l'odeur de mort, même si masquée par d'autres, ne nous lâchera pas si facilement.

12 commentaires:

  1. La comparaison des bunkers avec les tombeaux étrusques, bof, bof...
    D'abord, il y a plusieurs sortes de tombeaux étrusques, et que je sache les bunkers n'étaient pas décorés de fresques.
    Ensuite n'est-ce pas, cet usage à succédé à celui des "champs d'urnes"enterrées, dans lesquelles on de mettait que les restes de ce qui était parti en fumée. Un usage bien indo-européen...

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  2. Ma chère, étant ignorant comme une oie en ces matières, je laisse la responsabilité de sa comparaison à Giorgio Bassani...

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  3. @Floréal : la comparaison en question est une figure de style conçue pour déclencher une rêverie, une réflexion. C'est un effet de correspondance.
    @ DG : Les Étrusques pour préluder aux blockhaus. On est dans une profondeur de vue qui rend le monde intéressant et digne d'être vécu.

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  4. @ DG: Vous avez raison, l'évocation est de Bassani; vous ne faites que la rapporter.
    J'ai lu ce livre il y a longtemps, aussi je ne me souviens plus de l'endroit exact où se déroule la scène.
    Sil s'agit des tombeaux de Cerviteri, cela peut effectivement évoquer des bunkers...avec force imagination.
    S'il s'agit des tombes de Tarquinia, non. Je ne vois vraiment pas le rapport.
    Ce qui est certain est que sans doutes nulle part ailleurs au monde, aucunes nécropoles ne présentent un aspect funèbre d'une puissance aussi envoůtante, au de-là des siècles et millénaires. Mais il se dégage des fresques une beauté pleine d'une vie intense, qui il est vrai laisse place à une inquiétude angoissante au fur et à mesure que la civilisation étrusque marche vers sa fin. La force de vivre n'y est cependant jamais absente, du début à la fin.
    Ce qui , aujourd'hui personnellement m''émeut dans la parole de Giannina, a présent qu'on sait des étrusques ce que l'on ignorait à l'époque où le roman a été écrit, c'est lorsqu'elle dit "je les aime aussi".
    On sait à présent que, classe aristocratique endogame, les étrusques n'ont laissé aucune trace de leur ADN dans l'actuelle population toscane, ce qui est très étonnant que la rapidité avec laquelle elle s'efface de l'histoire. Seul le groupe sanguin B, présent dans une moyenne de 5 % supérieure à la moyenne nationale italienne, témoigne une différence.
    En somme, cette civilisation assez extraordinaire, la première réellement structurée en méditerranée occidentale sir la rive européenne, a laissé pour seule trace...une mémoire. Impossible de le nier: Rome doit tout à l'Etrurie. L'héritage grec, c'est l'Etrurie qui le lui transmit, plus que la contiguité avec la Grande Grèce au sud. Rome est "déjà" hellénisée quand elle conquiert le sud de la péninsule.

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  5. A mon avis, la seule idée que rendent les camps de la mort est celle du "néant", du "nulle part". Ce n'est pas du tout l'idée que donnent les nécropoles d'Etrurie, bien au contraire. De l'angoisse devant la mort, certainement et plus que nulle autre civilisation. Mais aussi celle d'une croyance dans un au de-là où la vie continue exactement comme ici bas.
    Au final une foi extraordinaire dans la force vitale, la vie. Non pas dans on ne sait quelle dimension céleste, éthérée et désincarnée, mais très concrète, plus proche de la réincarnation ici-bas dans le monde tangible des hommes vu comme le seul possible où pour le moins appréciable,enviable, et méritant de s'y trouver.
    C'est pour moi le sens que prennent les paroles, assez ambigues de l'enfant: d'une manière ou d'une autre, cosmique ou terrestre, la vie transcende la mort.

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  6. c'est intéressant tout ça Floréal; ça laisse de côté la construction stylistique du "début de roman" du passage évoqué par DG ainsi que l'utilisation d'un faux discours enfantin pour évoquer les formes de la représentation de la mort confrontées à la réalité de l'absence qu'on comble , espérons-le par : "je les aime aussi"...
    Geargies

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  7. Floréal : Bon, je comptais vous répondre, pour vous dire, en gros : "Vous avez raison" ! En réalité (j'ai relu ce prologue aujourd'hui), Bassani ne COMPARE pas les tombeaux étrusques et les bunkers DANS LEUR FORME, mais seulement dans le fait qu'ils sont répandus sur la terre italienne (et plus précisément romaine). Je pense, après relecture, que la comparaison n'est là que pour "amener" la suite, à savoir le fascisme-nazisme qui va détruire la famille Finzi-Contini (mais je 'ai encore lu que 100 pages...).

    Ce que vous dites ensuite des Étrusques me touche beaucoup, et me semble aller au devant de ce qu'a voulu dire Bassani, de ce qu'il a pressentit de notre monde (il ne me semble pas que ce prologue, si court, puisse être une simple "mise en jambes"). Pour le coup, vous me confortez dans ce que je crois avoir lu dans ce prologue.

    Et je vous remercie de l'eau que vous apportez à mon minuscule moulin, concernant Giannina, lorsque je crois comprendre qu'elle se constitue en (sans le savoir sand oute) en mémoire de ces disparus, très lointains, mais d'une certaine manière plus "présents" que tous les Finzi-Contini destinés à disparaître en fumée.

    En ce qui concerne votre deuxième commentaire : c'est bien ce que je crois dire : Auschwitz est l'antithèse du tombeau, au sens où le tombeau est véritablement le début de la civilisation, de l'histoire, la séparation radicale de l'homme d'avec l'animal. Le four crématoire, en ce sens, est le retour vers l'animalité : Primo Levi note que les Allemands emploient, pour les détenus, le verbe "fressen" (manger pour les animaux), plutôt que "essen" (manger pour les humains).

    Le tombeaux est l'affirmation de notre humanité, de ce point de vue, et c'est pourquoi, il m semble, Bassani le place à l'entrée de son livre.

    Geargies : je crains de ne pas très bien comprendre ce que vous voulez dire. (Mais c'est peut-être l'heure...)

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  8. Bon, tout ça est écrit n'importe comment ! (Je parle pour moi, hein !) Tant pis...

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  9. @ anonyme
    Vous savez, Bassani fut aussi vice- président de la RAI. On ne le devient pas comme ça par l'opération du saint-esprit en Italie. S'il l'est devenu, certes en 1957 la papauté avait a faire oublier quelques pécadilles peu appréciées du temps de Pie XII. Mais enfin s'il avait été communiste, il ne le serait jamais devenu.
    Bassani était seulement très italien. Qu'il ait été juif était finalement assez secondaire. Ici la plupart des juifs sont aussi baptisés, ce qui m'avait d'ailleurs bcp étonnée au départ. C'est assez syncrétique en Italie centrale. Bassani était originaire de Bologne, et Bologne, c'est sur l'ancien territoire de l'Etrurie. Rome au début de son histoire, du temps des rois, était étrusque. Il existait déjà, au IIIème sècle av.J.C, une importante communauté juive à Rome. Si elle est attestée, comme elle l'est, cela signifie qu'elle existait déjà un siècle et demi avant au moins. Et si elle existait au moins un siècle et demi avant, cela signifie qu'elle était déjà installée en Italie centrale. Les juifs en Italie n'ont d'ailleurs jamais eu maille à partir avec Rome. En Palestine, oui, c'était pour les romains une quelconque province de leur empire au même titre que les autres. Mais à Rome même, et par extension en Italie centrale, non. Ce qui ne passait pas, c'était de ne pas révérer l'Etat. Après on pouvait bien être n'importe quoi, juif ou pas. Ce furent les chrétiens à avoir des problèmes parce qu'ils contestaient l'Etat. Les paléos-chrétiens ne pouvaient d'ailleurs pas se voir en peinture avec les juifs (bien que les paléo-chrétiens les plus significatifs, étaient juifs, comme saint Pierre, enfin Simon), qui eux étaient parfaitement intégrés dans le tissu social, ils avaient même suivi les légions (où certains s'étaient même enrôlés puisqu'ils étaient citoyens) jusqu'en Gaule sous César. En somme il y avait déjà des juifs gaulois avant l'arrivée des Francs. La seule chose qui leur était particulière était de racheter la liberté de corréligionnaires tombés en esclavage dans les vicissitudes des conquêtes ou autres. Les appartenants aux autres religions, non. Il les laissaient croupir là où ils étaient, y compris les chrétiens qui s' énorgueillissaient alors de martyres en tous genres.

    @ Didier G.
    "En ce qui concerne votre deuxième commentaire : c'est bien ce que je crois dire : Auschwitz est l'antithèse du tombeau, au sens où le tombeau est véritablement le début de la civilisation, de l'histoire, la séparation radicale de l'homme d'avec l'animal. Le four crématoire, en ce sens, est le retour vers l'animalité : Primo Levi note que les Allemands emploient, pour les détenus, le verbe "fressen" (manger pour les animaux), plutôt que "essen" (manger pour les humains).

    Le tombeaux est l'affirmation de notre humanité, de ce point de vue, et c'est pourquoi, il m semble, Bassani le place à l'entrée de son livre."

    A mon sens, oui. C'est ce que je pense aussi.

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  10. Ci-dessus, c'est moi. C'est passé anonyme je ne sais pas pourquoi, un bug ou une erreur de manip de ma part. Mais je m'adresse en premier à "anonyme" qui se reconnaitra.

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  11. Floréal : j'avais deviné que c'était vous...

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  12. Comme y'a qu'un anonyme, et que c'est moi je suis obligé de prendre le @ anonyme pour moi et ça me laisse perplexe.. je voulais juste dire que ce qui me paraissait lumineux dans l'extrait choisi et souligné par DG, était l'intervention de l'enfant (artifice de fiction, mais cela n'enlève en rien de sa force d'évocation au contraire) qui proposait , par métonymie de faire de tous les morts, son mort prochain, celui dont, quoi qu'on dise, la perte serait la pire; car de chacun ainsi la perte est la pire et cetera.. ce qui nous amène à un peu de Lévinas ; ce qui n'est pas inintéressant bien sûr;! Et n'enlève rien aux analyses historiques que vous nous faites partager, enrichissantes et précises.
    Geargies

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