« Aucune collectivité ne saurait demeurer unie ni durer si ses membres n'éprouvent pas la nécessité de participer pour ainsi dire effectivement à l'ensemble social qu'ils constituent. Un pays sans patrimoine commun, qu'il soit d'ordre culturel, ethnique, linguistique ou autre, n'est qu'une création artificielle, incapable de résister aux épreuves de la politique. On a beau ironiser sur le concept de patrie et concevoir l'humanité sur le mode anarchique et abstrait comme composée uniquement d'individus isolés aspirant à leur seule liberté personnelle, il n'empêche que la patrie est une réalité sociale concrète, introduisant l'homogénéité et le sens de la collaboration entre les hommes. Elle est même une des sources essentielles du dynamisme collectif, de la stabilité et de la continuité d'une unité politique dans le temps. Sans elle, il n'y a ni puissance ni grandeur ni gloire, mais non plus de solidarité entre ceux qui vivent sur un même territoire. On ne saurait donc dire avec Voltaire, à l'article Patrie de son Dictionnaire philosophique, que “souhaiter la grandeur de son pays, c'est souhaiter du mal à ses voisins”. En effet, si le patriotisme est un sentiment normal de l'être humain au même titre que la piété familiale, tout homme raisonnable comprend aisément que l'étranger puisse éprouver le même sentiment. Pas plus que l'on ne saurait conclure de la persistance des crimes passionnels à l'inanité de l'amour, on ne saurait prendre prétexte de certains abus du chauvinisme pour dénigrer le patriotisme. Il est même une forme de la justice morale. C'est avec raison qu'Auguste Comte a vu dans la patrie la médiation entre la forme la plus immédiate du groupement, la famille, et la forme la plus universelle de la collectivité, l'humanité. Elle a pour raison le particularisme qui est inhérent au politique. Dans la mesure où la patrie cesse d'être une réalité vivante, la société se délabre, non pas comme le croient les uns au profit de la liberté de l'individu, ni non plus comme le croient d'autres à celui de l'humanité ; une collectivité politique qui n'est plus une patrie pour ses membres cesse d'être défendue pour tomber plus ou moins rapidement sous la dépendance d'une autre unité politique. Là où il n'y a pas de patrie, les mercenaires ou l'étranger deviennent les maîtres. Sans doute devons-nous notre patrie au hasard de la naissance, mais il s'agit d'un hasard qui nous délivre d'autres. »
Julien Freund, L'Essence du politique, Dalloz, p. 661.
Ce Freund a l'air d'être le digne héritier de Déroulède:
RépondreSupprimerL'air est pur,
la route est large,
le clairon sonne la charge...
La question étant de savoir à quel niveau on met la patrie : la ville, la région, le pays, la civilisation ?
RépondreSupprimerJe n'étonnerai personne en disant que c'est le dernier degré où je place la patrie. Mais quel qu'il soit, la patrie est en effet indispensable.
Je ne pense pas que l'on puisse placer la patrie et la civilisation sur le même plan. La patrie me semble une notion essentiellement politique, alors que la civilisation serait une donnée culturelle. Bien évidemment, les deux ont de larges zones de recoupements, mais de là à dire que l'une peut être assimilée à l'autre...
RépondreSupprimerHenri : Déroulède était un poète médiocre, doublé d'un petit agitateur. Julien Freund s'adonnait à la philosophie politique et à la sociologie : quel rapport ?
C'est cette notion de patrie (que j'aurais plutôt tendance à détester) qui m'y fait penser, je ne crois pas que ce soit l'ultime organisation d'une société, il y a eu le groupe, puis la horde, puis la tribu,puis la religion, puis la chevalerie, puis la nation, demain ce sera le monde ou je ne sais quoi d'autre et la nation sera aussi hors du temps que l'est la tribu aujourd'hui.
RépondreSupprimerHenri : la patrie et la nation ne sont pas non plus des notions, ni des réalités, équivalentes. Et vous avez tort de mettre la religion sur le même plan que les autres notions que vous citez.
RépondreSupprimerCela étant, vous avez raison : l'État, né entre le XVIe et le XVIIe siècle, n'a pas toujours existé et il viendra à disparaître. On peut d'ailleurs raisonnablement penser que c'est ce qu'il a commencé de faire. Mais ce serait une erreur grossière et idéaliste de penser que ce qui viendra après sera "mieux" uniquement pour la raison que ça vient après.
j'étais d'accord au début, j'ai lu avec intérêt... jusqu'au mot Patrie. Combien de massacres et de violences a-t-on pu commettre en son nom.Sarkozy a inventé le travail, Boutin la famille.Et Didier Goux, dans la lignée spirituelle de Barrès, tenterait de réhabiliter l'idée de Patrie ?
RépondreSupprimerD'abord, ce n'est pas moi qui ai écrit ce texte, mais Freund, merci de ne pas nous confondre, même si la confusion serait hautement flatteuse pour moi.
RépondreSupprimerD'autre part, je crois que vous faites erreur : les "massacres" et "violences" dont vous parlez (je suppose que vous voulez tout simplement parler des guerres...) ont été produites par le politique, le phénomène politique, et non par l'idée de patrie ou d'État : il y a eu des guerres depuis que l'homme est homme, c'est-à-dire des millénaires avant que le concept d'état ou de patrie ne devienne effectif, opérationnel.
Croire qu'en supprimant les états on supprimera la guerre et toute forme de violences relève de la plus dangereuse des naïvetés. On verrait alors se profiler cette "guerre de tous contre tous" dont parle Hobbes dans son Léviathan, et que René Girard de son côté qualifie de "violence mimétique".
Par charité, je passe sous silence, votre petite référence à Vichy, qui est au pire indigne, au mieux puérile.
RépondreSupprimerLa patrie, la patrie, la Patrie... encore un truc de mecs.
RépondreSupprimerJe propose qu'on change de devise:
RTT, contraception, matrie.
Très beau texte, très profond. Et qui trouve un écho avec mes pensées du moment. Merci pour le partage !
RépondreSupprimerSuzanne : ça manque de "crèches" et de "partage", votre devise...
RépondreSupprimerLomig : L'Essence du politique est un livre vraiment remarquable, je vous le conseille très fortement.
Quel enfoiré de patriote vichyste, ce Freund. Quand on pense qu'il s'est battu des mois durant contre l'armée allemande ! On a pas idée de risquer sa peau pour préserver sa liberté ! La patrie, pouah ! Quelle horreur !
RépondreSupprimerNon, vraiment, il aurait mieux fait d'ouvrir un blog degôche antisarkozyste. Ça c'est de la résistance. Mais pour ça, bien sûr, il faut être d'une autre trempe que celle des minables qui s'engagèrent, les armes à la main, aux côtés d'Henri Frenay.
...
Je dois être entrain de rêver.
Hank : je vous rappelle (sévèrement, sourcils froncés) que se servir d'une arme, c'est MAAAL !
RépondreSupprimerl'éternel débat entre communautariens et libertaires...
RépondreSupprimerravi de voir le grand cas que vous faites de Freund, ce brillant -et méconnu- théoricien du Politique...
Aristotélicien s'il en est. et communautarien.
Quand vous aurez essoré la pensée de Freund, je vous conseille de vous replonger dans l'œuvre du prophétique Cristopher Lasch, notamment son petit opuscule sur Culture de masse et culture populaire (jouissif en cette époque de cuistres festifs prompts à qualifier la common decency populaire en populisme...)et bien sur sa Révolte des élites. J'aime bien lire des auteurs marxistes. hé hé
pour la nuit:
RépondreSupprimer« Comme tous les pacifistes, vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi. Or c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitié, du moment qu’il veut que vous soyez l’ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin! » J Freund.
je sais que vous l'aimez, celle-là...moi aussi du reste.ho ho!
"Henri : la patrie et la nation ne sont pas non plus des notions, ni des réalités, équivalentes. Et vous avez tort de mettre la religion sur le même plan que les autres notions que vous citez."
RépondreSupprimerQuel est pour toi la notion de Nation ?
"RTT, contraception, matrie"
RépondreSupprimerCette Suzanne alors !
"j'étais d'accord au début, j'ai lu avec intérêt... jusqu'au mot Patrie. Combien de massacres et de violences a-t-on pu commettre en son nom."
RépondreSupprimerde gauche de combat qui dans le même temps publie sur son site :
http://gauchedecombat.wordpress.com/2009/10/26/faut-il-tondre-besson/
Il y a un moment où il faut être cohérent
"Cela étant, vous avez raison : l'État, né entre le XVIe et le XVIIe siècle, n'a pas toujours existé et il viendra à disparaître. On peut d'ailleurs raisonnablement penser que c'est ce qu'il a commencé de faire. Mais ce serait une erreur grossière et idéaliste de penser que ce qui viendra après sera "mieux" uniquement pour la raison que ça vient après."
RépondreSupprimerC'est pourtant ce que vous faites: vous qui adhérez à l'idée de nation, constatez qu'elle est supérieure à ce qui existait avant, de la tribu à la nation, on ne cesse pas de progresser, pourquoi à partir de votre temps, selon la conception pessimiste que vous vous forgez, soudainement les humains se mettraient à inventer une notion "néfaste" de leur organisation sociale?
PRR : oui, "Gauche de combat" (rien que ce nom, déjà...), c'est du lourd. Une tolérance qui va...
RépondreSupprimerHenri : où m'avez-vous entendu dire que la nation, ou l'État, était supérieure à ce qui l'avait précédé ? Je ne crois pas du tout que ce soit supérieur, c'est simplement ce qui structure notre vie depuis environ cinq siècle. Une donnée. Et je ne pense même pas que la forme politique qui lui succédera sera pire, dans la mesure où j'en ignore tout.
Lire aussi les pages des "Enfants humiliés", de Bernanos, sur la patrie, l'Etat et la bourgeoisie.
RépondreSupprimer""j'étais d'accord au début, j'ai lu avec intérêt... jusqu'au mot Patrie. Combien de massacres et de violences a-t-on pu commettre en son nom."
RépondreSupprimerIl serait donc temps qu'une gauche cohérente en finisse avec les mots Etat, intérêt général, égalité, justice et j'en passe, qui sont des mots au nom desquels on a fait (et continue de faire) bien des conneries.