jeudi 20 mai 2010

Les autels de mon père

À Catherine, qui m'a rappelé ce titre douze fois...


Mon père est un gros mangeur d'ecclésiastique. Il tient cela du sien (de père), Maurice Goux, le clown improbable et repentant, notre grand-père commun, à l'Irremplaçable et moi. Cela ne l'a pas empêché (mon père) d'épouser ma mère à l'Église et en l'église de Sedan, Ardennes. De toute façon, il n'avait pas le choix : c'était l'Église ou rien. Il a plié, du reste il a bien fait puisqu'il s'apprêtait à plier pour les 55 ans à venir (on en est là).

Néanmoins, non croyant, croit-il, mon père a ses autels dont il est un fervent desservant, et de plus en plus à mesure qu'il vieillit. Par exemple, si vous dites (bêtement) “Sel de Guérande”, mon père entre en extase, avec la ferveur d'un saint Jean-de-la-Croix laïc. Essayez : vous allez aussitôt l'entendre soupirer : » Aaah ! le seeel de Guérande ! » (Approximativement.) Mon père n'a évidemment aucune idée de ce qui différencie le sel de Guérande de n'importe quel autre sel. Moi non plus : c'est ce qui me rapproche de mon père.

Mais, lui, il croit à ce qu'il dit. Mon père croit à ce qu'il dit. Il est persuadé que le sel de Guérande est une espèce de chose qui lui permet de se faufiler à travers un long chemin qui le mène de son père à moi : vous comprenez ce que je dis ? Je suis le premier, de cette famille, qui peut surplomber tout le monde. Mais c'est à eux que je le dois. Je suis (d'une certaine manière, et seulement d'une certaine manière) supérieur à mon père, qui lui-même était supérieur au sien. Et, du côté de ma mère, mon grand-père ne rêvait rien d'autre qu'un avenir pour ses enfants supérieur au sien – évidemment.

Comment vous dire, mes petits-bourgeois, satisfaits d'eux-mêmes ? Je suis d'un temps où chaque génération espérait que les enfants réussiraient PLUS, réussiraient MIEUX. Et ils ne s'intéressaient pas tellement à leur retraite, comme vous, aujourd'hui. Vous vous croyez de gauche ? Révolutionnaires ? Mais vous avez 30 ans ! Et vous pensez à vos retraites : vous êtes pitoyables, et ce n'est même pas votre faute.

Pendant ce temps, mon père sacrifie à ses autels. Le sel de Guérande... Son jardin... Deux ou trois autres sujets qui le font redresser la tête, toujours. Pour vous les donner, il faudrait que je replonge dans une adolescence lointaine. Je peux essayer, bien sûr. Mais moi-même, j'oublie ces choses. Tenez, le jardin, c'était quelque chose. Lorsque nous vivions dans des HLM pourris, militaires ou non, vers la fin du repas, quand nous discutions, et que nous parlions de légumes et de fruits et d'arbres (surtout mes parents, à vrai dire), mon père concluait toujours par un sonore : « J'en mettrai dans mon jardin ! » Et on riait, même ma mère (et elle avec quelque chose de confiant dans le rire), parce qu'on pensait qu'il n'aurait jamais de jardin – et finalement si.

Néanmoins, jardin ou pas, mon père a gardé ses autels. Son sel de Guérande et tous les autres. Comment vous dire ? Il est debout, même si je me moque. Mon père est debout. Il vacille, certes, et il m'arrive de ne pas tout à fait l'accepter – comme hier ou avant-hier. Mais enfin, je sais ce qui va se passer.

Le sel de Guérande. Que croyez-vous ? Un jour prochain, mon père va disparaître (c'est son côté nul...). Et, jusqu'à la fin de ma propre vie, ce sel de Guérande qui me fait rire aujourd'hui brillera de tous ses cristaux, n'est-ce pas ? Je m'arrangerai avec lui pour rire de mon père. Et je pense que j'y parviendrai, du moins j'espère – mais il n'y a rien de certain.

En vérité, mes jeunes amis, je sais bien qu'il ne peut plus rien, de ce point de vue, m'arriver de choses agréables. À vous non plus, mais vous n'en savez encore rien. Enfin, si, peut-être...

26 commentaires:

  1. Je ne suis pas d'accord sur tout. Moi, la retraite, je la réclame depuis que l'éducation nationale me fais chier ! C'est à dire depuis la cinquième, depuis... bof... longtemps. Très longtemps. Et j'en suis loin, vu que je bosse par intermittence disséminée. D'ailleurs, quel plaisir... Si, si. (donc en rapport au billet, je réclame rien...)
    Et je pense, comme un dernier catholique, que la mort me délivra. Et alors, nom de Dieu ! quel bonheur...
    (sinon, je préfère le sel La Baleine, mais bon, chacun ses goux... heu... gout.)
    Ok c'est nul, mais j'en ris quand même... hi, hi.

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  2. Le sel : réhausseur de Goux..

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  3. Pensiez-vous à quel point je comprendrais ce billet, hein ? Non sûrement pas. Je sais le sel de Guérande, oui je le sais ce sel savoureux. Mais je prends un coup de vieux en vous lisant car je sais aussi que j'ai, avec mon père, un autel commun (il me l'a transmis) et j'ai commencé à emmerder mon petit monde avec. C'est la Cathédrale de Bourges. Ah la Cathédrale de Bourges......

    Honnêtement, le sel de Guérande est plus approprié pour illustrer ces petites dettes familiales. Le sel de Guerande, votre gabelle paternelle.

    Le sel de Guerande, c'est quelque chose .....

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  4. Si je sais, car c'est arrivé. Deux fois et presque le même jour. Accrochez vous ça va être dur. Et il faudra souvent glisser quelques grains sous la langue pour supporter la suite …

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  5. Dites donc elle est sous ex votre photo, faudrait voir à remonter l'exposition de 2 ou 3 IL dans iPhoto !!

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  6. Bonjour Didier.

    Confidences pour confidences, j'ai également vécu dans des "HLM militaires", vraiment à LM pour le coup. C'était de l'autre côté du Rhin, au temps glorieux des Forces Françaises en Allemagne : Baden-Baden, Offenbourg, etc. (À ce propos, je me souviens que l'on ne vivait qu'entre nous, pas fichus de rencontrer des autochtones et encore moins d'apprendre un seul mot de la langue de Goethe, enfin bref.) Bon, que voulais-je dire ? Ah oui, à l'époque, notre "sel de Guérande" était distillé par ma mère qui avait le don - le sel, donc - de nous mettre en transe : "Demain, on va faire des courses en France !" Sinon, dans un autre registre, je vous fais grâce de la maternelle littérature comparée entre Tupperware d'une part et les contenants en plastique d'autre part, ces derniers toujours cloués au pilori.

    (J'aime beaucoup vos notes ces temps-ci.)

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  7. Didier,

    Premièrement, pour différencier le Sel de Guérande d'un autre sel, je vous conseille de saupoudrer un peu de foie gras avec du gros sel ordinaire, puis avec du Guérande. Vous comprendrez mieux la différence gustative.

    Deuxièmement, vous écrivez "Je suis d'une génération où chaque génération espérait que les enfants réussiraient PLUS, réussiraient MIEUX." Vous avez raison.

    Mon père est né en 50, c'est précisément ce qu'il m'a inculqué. Je pense donc exactement la même chose. Ce que vous ne dites pas, c'est que ce genre de parents est sans très exigeant (trop ?) avec ses rejetons, au risque parfois d'être contre-productif...mais bon, tant pis, je prends le risque...

    Vous avez raison aussi de dire que penser à la retraite à 30 ans (même à 40 ou à 50...) est une dinguerie. J'en rencontre chaque jour, des gars comme ça et bien souvent, je dois le dire, ils sont davantage de droite que de gauche. Comment je le sais ? Parce qu'ils s'empressent de trouver des solutions de capitalisation...et qu'ils sont très souvent des professionnels libéraux...

    En revanche, je pense qu'à 60-65 ans, l'envie de ne plus rien faire vous tenaille, tout naturellement. Mon père, qui a bossé toute sa vie, de 18 à 60 ans, mérite bien du repos. Dy glandage, du vagabondage. Il nous a donné son énergie, beaucoup de son intelligence, de sa drolerie tout en se martyrisant l'esprit et les chairs au boulot. Nous volons de nos propres ailes (il nous a assez emmerdé pour ça, surtout moi d'ailleurs, qui fut longtemps rétif à toute autre chose que ma satisfaction personnelle), il l'a mérité.

    Aussi, je considère que prendre garde au système des retraites, ce peut être en quelque sorte une manière de respecter nos pères. Parce que si être père, c'est vouloir mieux pour ses enfants que pour soi, être enfant, quand on a un père qui vaut le coup, c'est aussi vouloir être à la hauteur de ce qu'on considère être un modèle. A savoir, en l'occurrence, se tuer à la tâche, donner ce qu'on a, éduquer, inculquer cette notion de dépassement...et puis, une fois la satisfaction du travail bien fait, laisser le reste de sa vie se dérouler lentement...Le plus lentement possible.

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  8. N'est ce pas du sel de Guérande qui tombe en rafales sur la pochette de votre billet précédent ? Votre beau billet m'évoque, prenez le comme vous voulez, ces boules de neige qu'on retourne pour se souvenir. Dans la votre, il y a votre père (à qui vous ressemblez beaucoup,il me semble) et des cristaux de sel à la place de la neige en plastique. Comme le sel, fut-il de Guérande, fond dans l'eau, il ne restera que votre père.

    Commentaire inutile, il faut bien que je m'occupe en attendant l'heure de la gym.

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  9. Clotaire : en fait, moi-même, si on me donnait ma retraite aujourd'hui, eh bien... je la prendrais volontiers !

    Christine : personne.

    Sniper : vous avez décidément un grain...

    PRR : en effet, la cathédrale de Bourges, ç'a tout de même une autre gueule.

    Geargies : j'étais moi-même assez "sous-ex", hier soir...

    Christophe : j'ai vécu 6 ans à Lahr, de 1961 à 1967.

    Dorham : mais bien entendu ! comme je le dis plus haut, s'il y avait moyen de prendre ma retraite tout de suite, je n'hésiterais pas une seconde !

    Mère Castor : vous avez raison, je n'y avait pas pensé ! Et j'aime bien l'image de la boule de Noël...

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  10. Il est bien ce texte mais bizarre et bizarre, je ne sais pourquoi !

    Sans rapport, avez vous vu hier soir le duel entre Finkielkraut et Badiou, c'était passionnant !

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  11. Corto : non, pas vu... Pas en état...

    Et puis, je déteste Badiou, et j'ai du mal à comprendre les raisons qui ont pu pousser Finkielkraut à se commettre avec ce clown sinistre.

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  12. De droite ou de gauche, prendre sa retraite, on en rêve presque toute sa vie professionnelle, surtout vers la fin.
    Et puis, dès le lendemain ou le surlendemain du "grand jour", c'est le grand vide, vide intellectuel, vide relationnel, vide de motivation, etc...
    Certes, cela ne touche pas tout le monde, mais c'est une chose d'autant plus surprenante que l'on ne s'y attendait pas trois jours avant, même en étant "prévenu", même en croyant bien se connaître.
    A tel point que j'ai repris un petit boulot et que je suis heureux d'être débordé. Comme avant quoi.

    Duga
    Battu en retraite

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  13. Haha voualà t'y pas que je suis de la gêneration des parents de Dorham!!!

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  14. Geargies,

    C'est à dire que v'z'êtes nombreux à être nés juste après la guerre... On appelle ça le problème des retraites...

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  15. Aaahhhh le sel de Guérande!
    Comme je comprends le respect de votre père pour ce produit si bienfaisant!
    On n'a pas le droit de rire! Vous voyez pas le boulot, ça doit être pour ça!
    Il vénère le sel de Guérande comme d'autres le nougat de Montélimar. Ou le saucisson corse.C'est bien!

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  16. Il y a même un potier dans les marais de Guérande (entre Guérande et Batz) qui a inventé un truc qu'il appelle le tournicosel, pour écraser la fleur de sel (de Guérande, bande de mécréants). Les moulins ordinaires en bois et ferraille se coincent à cause de la rouille et son truc à lui fonctionne d'enfer. La Main à Sel, ça s'appelle, sa poterie. Ya des beaux trucs et des trucs moches, mais ya surtout ce petit bijou de trouvaille, le moulin à sel tout en grès. Qui ne rouille ni ne se grippe (dans les 20 euros, sauf si du coup, il les augmente, le roué...)

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  17. Ah, il me tente bien, votre moulin à sel ! Et depuis le temps qu'on doit aller à Guérande...

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  18. En fait, c'est un mortier percé dont on ne peut pas retirer le pilon.

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  19. 'fin, le saucisson corse, faut être un fin limier aujourd'hui pour en trouver...

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  20. Catherine a raison, c'est vrai qu'il est beau ce billet...
    Et soudain, moi qui ne partage pas vos idées politiques Didier, mais les respecte, et me garde bien ici ou là de precher mes bonnes ou mauvaises pensées sur le sujet... soudain,

    Je sais pourquoi j'aime venir ici, pourquoi j'aime vous lire... Il s'y dégage une atmosphère familiale dans laquelle il fait bon vivre. On sent la sincérité, l'amour, le partage... ce qu'on retrouve rarement sur un blog, où chacun est bien trop préoccupé à gonfler son ego.

    Sincèrement merci pour ces billets.

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  21. J'ai commenté le billet suivant, mais je dois vous tirer mon chapeau sur un détail : la tourmente ne vous empêche pas de respecter les majuscules et le minuscule: "d'épouser ma mère à l'Église et en l'église de Sedan"

    Règle avec laquelle j'ai le plus grand mal...

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  22. Carine : mettez m'en un de côté...

    Dorham : saucisson corse toi-même ! Et je vous envoie Georges, pour la peine.

    Juliette : mettez-vous bien en tête que les "opinions" politiques, au moins ici, on s'en bat la cornée. Et grave.

    Balmeyer : quelques mois avant de mourir des suites d'un delirium tremens, Joseph Roth a écrit une petite merveille de délicatesse, de poésie, de... tiens, il n'y a même pas de mots pour ça : La Légende du saint buveur (que je vous encourage vivement à lire, et pas seulement ça, de Roth). Donc, par rapport à cet homme sublime, mes histoires de majuscules...

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  23. Ce qui m'étonne, c'est que votre père a l'air d'être votre fils. (Mais vous l'avez eu jeune.)

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  24. @Didier : il pleut sur Nantes...

    @Dorham : "mon père est né en 50" : non ??!!!... aaarrghhhh

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  25. C'est bien joli, ce que vous écrivez là.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.