« Didier, arrêtez de nous rappeler que vous avez des parents. On se demande toujours qui a pu vous engendrer. »
Tel est le commentaire que Nicolas “des liens, bordel, des liens” Jegoun me laissait hier. Je lui ai d'abord répondu que mes parents ne souhaitaient pas que l'on s'appesantît sur cette partie, peu glorieuse en effet, de leur vie reproductive. Puis, il m'est apparu qu'il serait bon de faire un peu de lumière sur mon terrible fardeau héréditaire.
Mes parents avaient annoncé leur arrivée au Plessis « entre quatre heures et quatre heures et demie ». Ce qu'on ne pouvait mettre à doute, mon père dressant depuis un demi-siècle et avant chaque départ de chez eux un minutieux “plan de vol”, écrit à la main et au crayon à papier. Ils ont franchi le portail à cinq heures moins vingt, non sans avoir dû aller faire demi-tour au bout de la rue de l'Église, ma mère ayant affirmé que nous habitions au 27, de ce ton péremptoire qu'elle emploie pour affirmer toutes choses, y compris les moins avérées. Après s'être fait bestialement agressée par les trois molosses, la digne femme s'est mise en devoir de nous expliquer le pourquoi de leurs dix minutes de retard : ils avaient fait une halte à Pacy-sur-Eure pour boire un verre dans le seul bistrot ouvert en ce dimanche après-midi. Je marquais un léger étonnement : le centre de Pacy est à quatre kilomètres de la maison, lesquels se couvrent en trois minutes, hors tracteurs, bétaillères, et autres véhicules casse-burnes. Ma mère eut alors cette réplique qui, bien entendu, me laissa sans voix :
« C'est que j'avais très envie de faire pipi et je déteste me précipiter aux toilettes lorsque j'arrive chez les gens. »
Donc, pour satisfaire au questionnement de Nicolas “Number one” Jegoun, voilà ma réponse : Didier Goux a été enfanté par une femme qui préfère perdre un quart d'heure dans un troquet sinistre de Pacy plutôt que de se rendre directement aux toilettes lorsqu'elle arrive chez son fils aîné, qu'elle connaît pourtant intimement depuis 54 ans et 2 mois.
Passé le léger vertige provoqué par cette réponse, nous nous installâmes au salon, et la conversation ferroviaire put commencer. Mes parents sont d'excellents spécialistes de la conversation ferroviaire, et chaque année qui passe un peu davantage – ce n'est pas pour rien que j'ai forgé l'expression à leur seule destination. Comme son nom l'indique, la conversation ferroviaire fait penser à une gare de triage. Tout d'abord, vous roulez sur une voie unique. Puis, soudain, un ingénieux embranchement survient, et hop ! vous vous retrouvez avec deux voies, qui s'écartent rapidement avant de devenir parallèles et parfaitement ignorantes l'une de l'autre. Il arrive que ces deux voies se joignent à nouveau, quelques kilomètres plus loin, mais ce n'est jamais certain.
Même chose pour la conversation de mes parents. On part d'un sujet unique, lequel peut être absolument n'importe quoi : le nouveau travail de mon frère, Philippe, le trajet que mes parents ont emprunté pour venir de Sedan (celui-là est un grand classique, un passage obligé, un must...), les nouvelles plantations de leur jardin, etc. À un moment, généralement très tôt après la sortie de la gare, mon père (c'est presque toujours lui) achoppe sur un mot, une image, une idée adventice : c'est l'embranchement. À partir de là, ma mère et lui vont rouler chacun sur ses rails propres, sans paraître s'aviser que l'autre est depuis longtemps perdu de vue, malgré la quantité invraisemblable de décibels que tous deux s'appliquent à nous balancer aux trompes d'Eustache dans l'espoir de prendre le meilleur sur l'autre. Comme mon père, ainsi livré à lui-même et débarrassé de la férule conjugale, a tendance à tourner en rond, tel un canoteur à qui on aurait piqué une rame, à repasser trois ou quatre fois au même endroit sans que l'on sache bien pourquoi, il peut arriver que lui et ma mère finissent par se rejoindre un peu plus loin pour reprendre en cahotant la voie unique initiale.
Mais parfois, non. Dans ce cas, il appartient au fils aîné, ou à l'Irremplaçable Belle-Fille, d'installer vite fait deux solides butoirs, avant de relancer les deux machines folles sur une troisième voie que nul n'avait encore aperçue. Laquelle ne va pas tarder à se subdiviser à son tour, dans une sorte de mitose démoniaque, et ainsi de suite jusqu'à l'heure du coucher. Avec reprise immédiate dès le petit-déjeuner du lendemain, le fils aîné ayant été assez vicieux pour s'enquérir auprès de son père du trajet qu'il comptait emprunter pour se rendre dans le Cotentin : à lui seul, le quart d'heure qui a suivi ma question mériterait bien deux à trois billets, composés sur le mode épique et dans une langue haute époque.
Comme la photo de Catherine le prouve, on a bien essayé d'aller les perdre dans les bois dès le milieu de l'après-midi. Mais mon père ayant pris la précaution de se munir d'une fiole de pastis, afin d'en parsemer le chemin goutte à goutte, il lui a bien entendu été facile de retrouver notre chaumière en remontant cette piste anisée. Seul le parmentier de canard confit a été capable de les faire taire, mais ce ne fut que très momentané, on s'en doute.
Ça vous va, Nicolas, comme réponse ?
Ca me va !
RépondreSupprimerJe pourrais faire un billet sur ma mère (mon père étant mort) mais elle lit mon blog. Le vôtre aussi d'ailleurs, enfin je crois.
Je suis tranquille : mes parents n'ont pas d'ordinateur !
RépondreSupprimerEt tous mes respects à Madame votre mère, si elle passe en ces lieux mal famés.
Je dois reconnaitre qu'elle ne vous aimais pas, vous l'affreux réactionnaire qui commentiez désagréablement chez son fils. Et qui le poussiez à boire à l'occasion.
RépondreSupprimerJe crois que maintenant, elle s'est fait une raison.
J'aime bien l'image des conversations ferroviaires et du canoteur qui tourne en rond...
RépondreSupprimerElle a dû comprendre que je ne vous poussais pas...
RépondreSupprimerSuzanne : oui, il y a un aspect très drôle à tout cela. Et un autre plus triste, mais ce sera pour le journal...
RépondreSupprimerOh, l'aspect triste, vous savez... On le sait. Quand on est petit, on voit parfois la vie comme une colline. On monte, on monte, on grandit. Les parents sont un sommet. On se demande si quand on sera devenus grands, eux deviendront plus petits. Et c'est exactement ce qui se produit...
RépondreSupprimerL'a pas l'air commode le père Goux... Il sait que vous écrivez des livres cochons en cachette ?
RépondreSupprimerje trouve que votre billet est plein d'amour.......
RépondreSupprimerVous posez la question à Nicolas, lequel a l'air convaincu...
RépondreSupprimerQuant à moi je me suis régalée. Qu'est-ce que vous décrivez bien la vie de famille ! Pas mieux que Boutfil... ce billet n'est qu'amour.
Ah ! qu'il est bon de revenir sur votre blog ! C'est curieux mais ma mère a exactement le même type d'obligation, une vessie parfaitement vide avant de passer le portillon...
RépondreSupprimerVos parents sont comme .... Mince ! J'ai un frangin ! Ah misère !
RépondreSupprimerSuzanne : tiens, j'ai reproduit ce commentaire dans le journal du jour...
RépondreSupprimerJoseph Vebret : Vous avez mal vu ! Dans la famille, ce sont plutôt lmes femmes qui sont peu commodes. Les mecs ont tendance à la ramener le moins possible. Sinon, pour le reste : oui, ils savent. Ils ont même lu celui qui se passait chez eux, à Sedan...
Boutfil & Juliette : vous êtes deux dindes sans cervelle : l'amour étant une vertu de gauche, estampillée telle, il va de soi que je ne peux qu'en être dépourvu.
Pluton : c'est "générationnel", vous pensez ?
Ahahaha !! je suis contente que vous bloguiez quand même pour nous raconter ça !
RépondreSupprimerJe ne sais pas si c'est plein d'amour, mais c'est plein d'humour.
Oui, donc ousqu'il en est le Journal du mois d'avril ? J'aurais zappé un truc? Ou bien?
RépondreSupprimersi j'ai le choix, je préfererai la dinde de droite s'iou-plait....je me sentirai quand même plus dans mon élément naturel......
RépondreSupprimerVotre texte est émouvant, M. Goux. Comme tout (ou presque) ce que vous écrivez. Je prends du plaisir à vous lire comme je ressens un peu de gêne à commenter: on a souvent l'impression, comme le proverbial éléphant dans le magasin de porcelaine soudain frappé par la conscience de ce qu'il est, d'entrer dans un salon sans y être invité par une famille qui y échange des propos pas toujours feutrés mais saturés d'amour ou de complicité.
RépondreSupprimerEmouvant et rigolo effectivement votre billet. Z'êtes vraiment sûr de pas vouloir nous écrire un livre à vous... Sous votre nom s'entend ?
RépondreSupprimerEt que pensent-ils de vos bacchantes, Didier?
RépondreSupprimerOrage
Audine : heureusement qu'il reste l'humour. Parce que la vieillesse, en elle-même, n'est-ce pas...
RépondreSupprimerGeragies : vous êtes trop pressé, mon ami ! Le journal d'avril ne sera mis en ligne que le 31 mai...
Boutfil : va pour dinde de droite : la maison se met en quatre pour la satisfaction de sa pratique !
Monsieur Étienne : merci pour votre appréciation flatteuse. Et ne soyez nullement gêné car, au fond, je ne dévoile à peu près rien d'intime...
Farr : oui, je suis sûr.
Orage : ils m'on vu souvent avec ! Quant à moi, je n'ai jamais vu mon père SANS moustache...
La peur au ventre de me faire engueuler par Suzanne, qui est complimentophobe, et qui va me stigmatiser sur le champ, je vais néanmoins hasarder une petite gentillesse : systématiquement, quand vous mélangez cet humour à froid de fils indigne à une once de mélancolie, c'est irrésistible, ça fait mouche.
RépondreSupprimerBalmeyer,
RépondreSupprimerNe te laisse pas berner. Didier pense réellement que ses parents sont des vieux chieurs invivables. Il les invite uniquement parce que Catherine menace de ne pas remplir le frigo.
Balmeyer : merci bien, mais je crains que Nicolas n'ait raison : mes parents ne sont tolérés chez moi qu'en tant qu'ils sont une excellente excuse à apéro...
RépondreSupprimer"Avec reprise immédiate dès le petit-déjeuner du lendemain, le fils aîné ayant été assez vicieux pour s'enquérir auprès de son père du trajet qu'il comptait emprunter pour se rendre dans le Cotentin "
RépondreSupprimerJ'ai un vieil oncle qui fait encore mieux:vous glissez inopinèment le titre d'une chanson dans une phrase, et il vous la chante... Une sorte de Juke box.
C'est drole de jouer à ca, si tu savais!