« “Tu préférerais perdre la vue ou l'ouïe ?” demanda Lisa un soir où nous dînions sur la table de jardin derrière la maison. Les moustiques commençaient juste à sortir et les crabes avaient disparu pour la plupart.
“L'ouïe, répondit Bill presque aussitôt. il y a trop à voir dans ce monde. Des tableaux, des paysages, des visages. Être sourd n'empêche pas de se déplacer, et on peut apprendre à lire sur les lèvres.
– Qu'en penses-tu, Monksie ?” demanda Mère. Elle trouvait bon d'encourager ce genre de conversations entre nous.
“Je ne sais pas. La musique et les criquets me manqueraient. Mais les tableaux aussi, et ce que Bill a dit. L'ouïe, je pense. Je préférerais perdre l'ouïe.
– Moi aussi, fit Mère.
– Et toi, Père ?” demanda Bill.
Tou en mâchant, Père nous avait écoutés de son air absent. Il regarda Lisa, puis moi, comme s'il nous étudiait. Il regarda Mère à l'autre bout de la table en hochant la tête, s'attardant sur Bill. Puis, nous considérant tous à la fois, il répondit “La vue”, avec un demi-sourire qui suffit à nous faire rire de sa réponse, plus taquine qu'insultante. »
Percival Everett, Effacement, Babel, p. 222-223.
Il y a, dans ce roman, une sorte de “trou d'air”, environ à mi-chemin, constitué par le pastiche de roman dans le roman. Lequel aurait été sans doute parfaitement imbriqué s'il avait fait trente pages, mais se transforme en une sorte de tumeur excessive du fait de ses quatre-vingts pages. Du coup, ensuite, l'auteur semble patiner, peiner un peu avant de reprendre le contrôle de son récit. Il y parvient, il me semble (le livre n'est pas achevé de lire), mais au prix d'un effort, d'un rictus dont on aurait pu faire l'économie.
Néanmoins, quel beau roman, et quel talent pour les “raccourcis”. J'aime celui-ci, dès les premières pages du livre, relatant un dialogue (en mode flash back) entre le narrateur et son père (c'est moi qui souligne) :
“Tu es si détendu. Continue comme ça, mon fils. C'est peut-être ce qui te servira le plus dans la vie.
– Oui, Père.
– Ce sera aussi bien pratique pour déranger tes semblables.” Puis il se laissa aller en arrière et poursuivit par une attaque cardiaque.
Comme raccourcis, également, le narrateur confronté à la maladie d'Alzeihmer que l'on vient de diagnostiquer chez sa mère (laquelle est debout dans une barque, au milieu du lac, et donne des coups de rame à son fils qu'elle ne reconnaît brusquement plus) :
« Quand je pus voir ses yeux, il n'y avait rien à voir. Ce n'était pas Mère, mais bien sûr c'était ma mère. »
C'est tout pour aujourd'hui. Mais j'ai corné d'autres pages...
“L'ouïe, répondit Bill presque aussitôt. il y a trop à voir dans ce monde. Des tableaux, des paysages, des visages. Être sourd n'empêche pas de se déplacer, et on peut apprendre à lire sur les lèvres.
– Qu'en penses-tu, Monksie ?” demanda Mère. Elle trouvait bon d'encourager ce genre de conversations entre nous.
“Je ne sais pas. La musique et les criquets me manqueraient. Mais les tableaux aussi, et ce que Bill a dit. L'ouïe, je pense. Je préférerais perdre l'ouïe.
– Moi aussi, fit Mère.
– Et toi, Père ?” demanda Bill.
Tou en mâchant, Père nous avait écoutés de son air absent. Il regarda Lisa, puis moi, comme s'il nous étudiait. Il regarda Mère à l'autre bout de la table en hochant la tête, s'attardant sur Bill. Puis, nous considérant tous à la fois, il répondit “La vue”, avec un demi-sourire qui suffit à nous faire rire de sa réponse, plus taquine qu'insultante. »
Percival Everett, Effacement, Babel, p. 222-223.
Il y a, dans ce roman, une sorte de “trou d'air”, environ à mi-chemin, constitué par le pastiche de roman dans le roman. Lequel aurait été sans doute parfaitement imbriqué s'il avait fait trente pages, mais se transforme en une sorte de tumeur excessive du fait de ses quatre-vingts pages. Du coup, ensuite, l'auteur semble patiner, peiner un peu avant de reprendre le contrôle de son récit. Il y parvient, il me semble (le livre n'est pas achevé de lire), mais au prix d'un effort, d'un rictus dont on aurait pu faire l'économie.
Néanmoins, quel beau roman, et quel talent pour les “raccourcis”. J'aime celui-ci, dès les premières pages du livre, relatant un dialogue (en mode flash back) entre le narrateur et son père (c'est moi qui souligne) :
“Tu es si détendu. Continue comme ça, mon fils. C'est peut-être ce qui te servira le plus dans la vie.
– Oui, Père.
– Ce sera aussi bien pratique pour déranger tes semblables.” Puis il se laissa aller en arrière et poursuivit par une attaque cardiaque.
Comme raccourcis, également, le narrateur confronté à la maladie d'Alzeihmer que l'on vient de diagnostiquer chez sa mère (laquelle est debout dans une barque, au milieu du lac, et donne des coups de rame à son fils qu'elle ne reconnaît brusquement plus) :
« Quand je pus voir ses yeux, il n'y avait rien à voir. Ce n'était pas Mère, mais bien sûr c'était ma mère. »
C'est tout pour aujourd'hui. Mais j'ai corné d'autres pages...
Je suis d'accord avec vous sur votre vision de la carcasse globale du livre. De vrais défauts mais ça emporte quand même nettement l'adhésion.
RépondreSupprimerEt puis, ça tombe bien, je préfère de loin l'ouïe à la vue...
Cela n'interdit bien sûr pas d'y réfléchir, mais il paraît qu'il est prouvé que la surdité provoque beaucoup plus de dépressions que le fait d'être aveugle. Cela coupe beaucoup plus d'autrui.
RépondreSupprimerPercival persiffle, et vous donnez envie de le lire.
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerha ha ha !
RépondreSupprimerIl y a une discussion chez Criticus (y a-t-il une hiérarchie entre les 5 sens)
Je pense au suicide de Montherlant et au jour où Borgès est devenu aveugle. Sa vue s'éteignait, il était dans un train, lisant un roman policier, le train est entré dans un tunnel et quand il en est ressorti, Borgès ne voyait plus.
et, zut, je n'avais pas lu votre lien-dédicace plus haut, pardon...)
RépondreSupprimerMerci pour cette dédicace, Didier...
RépondreSupprimerAvez-vous tranché, finalement, depuis votre commentaire chez moi, lundi ?
Vivre sans musique tout de même, c'est proprement effroyable...
RépondreSupprimerdorham, mais vivre avec une musique effroyable ?
RépondreSupprimertres belle narration, je m'y suis vu donnant la même réponse à mes propres enfants .
Fidel,
RépondreSupprimerTortionnaire :)
Fidel Castor : je ne donne pas cher de votre peau (solidarité, mère Castor, solidarité !)
RépondreSupprimerDorham : d'accord avec vous qui êtes d'accord avec moi (on vire bisounours, là ?). Je suis quand même très étonné par ces 80 pages de pastiche qui plombent (momentanément) le roman.
RépondreSupprimerClarissa : j'ai lu exactement l'inverse chez... Ben chez Criticus je crois.
Mère Castor : allez-y en confiance ! Si vous voulez, je vous l'envoie dès que Catherine l'a lu.
Criticus : non, pas tranché, je ne sais pas...
Fidel : vous êtes mesquin : les castorettes sont parfaitement regardables !
@ Clarissa et Didier : Suzanne a en effet fait valoir que les personnes qui deviennent aveugles après l'âge de cinquante ans se suicident dix fois plus que celles qui deviennent sourdes.
RépondreSupprimerQu'est-ce qui vous dérange ? Que le défaut soit si visible ?
RépondreSupprimerLes défauts et les qualités bien visibles, j'appelle ça de l'honnêteté !
A moins que Percival Everett ne se moque également de nous sans que nous puissions le deviner, ce qui serait délectable...
"les personnes qui deviennent aveugles après l'âge de cinquante ans se suicident dix fois plus que celles qui deviennent sourdes."
RépondreSupprimerC'est bien ce que je dis, les gens écoutent majoritairement de la musique de merde !
Tiens, j'ai dit "merde", ça doit être contagieux.
RépondreSupprimerDorham, ne déterrez donc pas la hache de guerre (amérindienne, hein, pas franque...) que la présentation anté-chronologique des articles de notre ami commun avait permis d'enterrer...
RépondreSupprimerRooo, c'est une blague...Rien de plus...
RépondreSupprimerj'arrive un peu tard, merci pour mes castorettes qui apprécieront.
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