lundi 2 mars 2009

Saint orgueil de Proust

« Jamais je n'oublierai le soir où nous étions dans le petit salon et où il me parlait d'un article sur Stendhal qu'on lui avait recommandé de lire. Je le revois dans son fauteuil ; il tenait la revue à la main. Tout à coup, il m'a dit, avec son beau regard grave et illuminé :

– Écoutez-moi bien, Céleste. Je mourrai bientôt...

Il me le répétait souvent, et comme chaque fois j'ai protesté :

– Mais non, Monsieur ! Pourquoi me dites-vous cela ? Pourquoi me parlez-vous toujours de votre mort ? Je n'aime pas cela. D'ailleurs je mourrai avant vous.

J'étais sincère. C'était une chose bizarre, mais la vérité. J'étais convaincue durant toutes ces années que je mourrais avant lui, sans pouvoir dire de quoi ni pourquoi.

– Non, Céleste, vous vivrez. Et quand je serai mort, vous verrez ce que je vous dis : on me lira, oui, le monde entier me lira. Vous assisterez à l'évolution de mon oeuvre aux yeux et dans l'esprit du public. Et vous verrez, Céleste, rappelez-vous bien cela : que si, comme il est dit dans cet article, Stendhal a mis cent ans pour être connu, Marcel Proust, lui, mettra à peine cinquante ans. »

Céleste Albaret, Monsieur Proust, Robert-Laffont, p. 376, 377.

Le livre de Céleste a été écrit par un type dans mon genre, même si sans doute plus brillant – un écrivain en bâtiment de l'époque, mais d'immeuble hausmannien, quand je ne dépasse pas le pavillon 9-3. Et l'on sent bien que si Marcel Proust a en effet dû dire quelque chose comme cela à Céleste Albaret, si on comprend, admet et admire qu'il ait pu avoir cette profonde lucidité sur son propre travail, il va de soi, aussi, qu'il n'a pas pu le faire en ces termes-là. Sinon, La Recherche n'aurait jamais vu le jour. Et, donc, il n'aurait rien dit du tout.


[La photo : Pique-nique campagnard, aux alentours de 1900. Marcel est debout au second rang, canotier sur la tête. Assis, à droite, le melon sur la tête, son père, le professeur Adrien Proust, grand médecin de l'époque.]

8 commentaires:

  1. Je suis en train de le lire.

    Suzanne

    RépondreSupprimer
  2. Et moi, je viens de le terminer à l'instant. C'est un livre triste : le héros meurt à la fin.

    RépondreSupprimer
  3. bonjour Didier,
    Merci pour vos billets sur Proust, qui m'ont fait commander la Recherche samedi dernier (en Pléiade, le coffret en Bouquins n'est pas envoyé aux Etats-Unis). A 40 ans, je sens que c'est le bon moment pour la lire.

    RépondreSupprimer
  4. Yibus : excellente initiative ! En plus, vous allez bénéficier de la nouvelle édition en quatre volumes (au lieu de trois), dirigée par Jean-Yves Tadié.

    Et, surtout, ne vous laissez pas décourager par les 30 ou 40 premières pages (jusqu'à la scène de la petite madeleine) !

    RépondreSupprimer
  5. C'est Georges Belmont qui a recueilli les souvenirs de Celeste Albaret.
    "Georges Belmont, né en 1909, fait ses études à l'École normale supérieure et au Trinity College de Dublin. De retour à Paris en plein krach boursier (1929-1930), il participe activement à la vie littéraire de la capitale. Après la guerre, tout en publiant des romans et des traductions d'auteurs prestigieux (Henry James, Henry Miller, Graham Greene), il mène une grande carrière dans la presse (Paris Match, Marie-Claire et Jours de France, qu'il fonde en 1954) et l'édition (Robert Laffont)"
    Il dirigeait la collection Pavillons chez le même éditeur et j'apprends qu'il fut le dernier à interviouver Marilyn Monroe.
    Le genre de bonhomme dont je crains qu'il n'en existe plus beaucoup. Il mort à la fin de l'année dernière.

    Pour le reste je préfère l'édition Folio de La Recherche (7 volumes) à l'édition de la Pléiade dirigée par Tadié. L'édition de Tadié est bien entendu remarquable mais trop c'est trop, du moins pour un lecteur non universitaire. La prolifération des variantes et des notes auxquelles on ne peut s'empêcher de se référer freine considération la lecture. L'édition Folio avec son appareil critique se situe juste entre l'édition Tadié et l'édition de Clarac et Ferré également dans la Pléiade (1955) qui n'a quasiment aucune note.

    RépondreSupprimer
  6. Pascal : j'ai acheté La Recherche en 1980 : à cette époque (avant le Domaine public...), c'était Clarac & Ferré ou rien...

    J'eu la même réaction que vous lorsqu'est sorti l'édition Tadié, dont chacun des quatre volumes est plus épais qu'aucun des trois de l'édition précédente. Mais, bon, il y a Tadié, tout de même. Et je suppose qu'il doit donner en annexe la version "courte" de La Prisonnière retrouvée et établie par Nathalie Mauriac.

    RépondreSupprimer
  7. Pour ma part, j'ai Clarac et Ferré et les volumes en Folio.
    Je crois que l'édition de N. Mauriac est disponible au Livre de Poche.

    RépondreSupprimer
  8. Je ne crois pas que la Prisonnière de Nathalie M soit dans le Tadié.
    Georges Belmont portait un autre nom avant guerre. On ne va pas dénoncer son activité durant celle-ci. J'ai oublié son nom de naissance, que l'on croise dans le Journal de Queneau. Georges Belmont est mort le 26 décembre. C'était un très charmant vieux monsieur.

    RépondreSupprimer

La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.