jeudi 17 septembre 2009

Un plat qui se mange d'une seule main, je vous prie...

J'ai craqué. Un peu sottement, sans doute. J'étais installé dans le canapé du hall, avec Percival Everett. Je suis entré dans une phase intéressante de son Effacement : celle où le narrateur note les progrès, les rémissions brusques, les plongées inattendues de l'alzheimer dont sa mère est atteinte.

D'un coup, je me suis retrouvé – et malgré les gens qui passaient devant moi, ne semblant conscientes de rien du tout – dans une sorte d'entonnoir aux parois parfaitement lisses, presque sans couleur à force de l'être (lisses). Il était environ deux heures dix, et il m'est apparu, de manière violente, que je ne serais pas capable d'aller acheter un jambon-gruyère et de remonter le mastiquer seul à mon bureau.

[À ce stade du récit, l'Irremplaçable a déjà deviné la suite, et les prunelles attentives de mes lecteurs peuvent la voir froncer les sourcils dans un coin du tableau...]

Donc, oui, il a fallu cela : se transporter dans un endroit qui rendrait plus rugueuses les parois circulaires de l'entonnoir, me permettant d'en émerger ; un lieu très circonscrit, commandé par des gens me connaissant, ou, au moins, m'accordant une certaine réalité dans la vie stupide de tous les jours – sinon incontestable du moins tangible – ; des gens dont l'agitation machinale et les sourires commerciaux rendraient cette maladie romanesque incapable de survenir dans la sphère des vivants. Et principalement dans la mienne.

L'Ambiance d'à côté, donc : il n'y avait guère d'autre solution, c'était en tout cas la plus simple – j'y fus. Déjà nanti d'un pichet de sauvignon approximatif, je devine la serveuse s'approchant. Je dis “la serveuse”, parce que mon cerveau se refuse à enregistrer son prénom, depuis plus d'un an qu'elle est là. Je sais bien que ce mini-alzheimer veut juste dire qu'elle n'éveille aucune résonance érotique en moi – de fait, les parois de l'entonnoir se font plus lisses encore qu'avant d'arriver ici : je suis mal parti. Elle me demande :

– Vous avez choisi ?
Il n'est pas question, une seconde de désempoigner le roman dans lequel je glisse en cercles concentriques ; donc je m'entends répondre :
– Je voudrais quelque chose qui se mange d'une seule main, j'aimerais continuer de lire...
Elle, pas surprise :
– Le parmentier de cabillaud aux patates douces ?
Va pour...

J'ai mangé ça, en effet. Ça se picorait (comme disent les femelles journalistes de Elle...) d'une seule main, il n'y avait pas d'arnaque. Pendant mon repas, l'alzheimer a encore empiré, et je n'ai pas goûté grand-chose de ce dont j'ai lesté mon estomac – il m'en reste, encore maintenant, un arrière-goût douceâtre (la patate, supposé-je), pas désagréable mais prégnant : un peu comme l'idée d'alzheimer appliquée à... Appliquée, quoi. J'étais tellement peu là, si arcbouté sur un futur proche que je ne souhaitais pas voir, que j'ai eu du mal à finir mon unique pichet. Néanmoins, j'ai pris sur moi : tous les fronts ne pouvaient s'écrouler en même temps.

– Voici un exemple :

« L'incontinence dont souffrait Mère s'était aggravée et bien qu'elle parût assez valide pour se déplacer, elle s'en abstenait. Quand j'entrai, une infirmière et un aide-soignant changeaient ses draps, ma mère toujours allongée. Elle était découverte de la taille aux pieds et tandis que l'aide dégageait les draps souillés l'infirmière la nettoyait. Je ressortis dans le couloir, avec l'image de ma mère tournant la tête vers moi, ses yeux vides fixés dans ma direction. Elle était si loin de celle qui m'avait dit un jour qu'écouter du Mahler lui faisait voir des couleurs juste avant de pleurer. “Dans la Quatrième symphonie, je vois l'automne, me dit-elle. Les gris cendrés laissent place aux rouges et à l'ocre, tandis que le ciel s'assombrit et que tombe la fraîcheur de la nuit.” Cette femme se faisait torcher par une autre qui n'avait pas la moindre idée de qui était Mahler. »

Percival Everett, Effacement, Babel, p. 315-316.


Ma mère non plus n'a la moindre idée de qui est Mahler. – Chercher l'espoir de ce côté-là.

8 commentaires:

  1. "Je voudrais quelque chose qui se mange d'une seule main, j'aimerais continuer de lire.."

    Inventer un truc pareil, faut pas être un branleur, c'est sûr, c'est même logique.

    Le prix Goux-Court voté à l'unanimité, d'une seule main.

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  2. Tout cela résonne très fort en moi. Maman a eu la chance extraordinaire de ne connaitre ni les couches, ni l'alzheimer. Elle s'est envolée avec, je lui souhaite, la Messe en Si en tête. si ce n'est pas le cas, nous lui en avons joué son morceau préféré au moment de la mettre en terre, l'attachant à jamais pour nous à cette image finale et définitive, et à celle du lézard qui courait sur la muraille. Il faisait si beau.
    Pas terrible les patates douces toute seules.

    Très beau billet, exactement comme
    je les aime.

    Et veuillez excuser mon bavardage.

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  3. C'est déchirant.
    J'ai lu "l'éclipse", de Rezvani et "La cavale du géomètre", de Paasilinna, mais ce qu'on peut vivre quand un de ses parents tombe ainsi dans la nuit est pire que tout ce qu'on peut en lire.

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  4. Enfin, la cavale du géomètre, c'est juste l'histoire d'un vieux monsieur qui devient dingue, ça n'a pas tellement de rapport, mais ce qui touche à l'Alzeimher... C'est pire que mille cancers.

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  5. La fin du billet, je ne l'ai pas lu. En fait, je ne voulais pas la lire.

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  6. Pas grand-chose à ajouter, en ce qui me concerne.

    Sinon que ce roman est AUSSI fort drôle, et mordant, et juteux.

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  7. Wouah, ne pas finir un pichet de sauvignon... l'affaire devient sérieuse ! Beau texte en effet et Suzanne a trouvé un très bon qualificatif. Merci Didier.

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  8. Vous alors!
    Très beau texte...Merci.

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