Il est entré à France Dimanche en 1990 ou 1991, je ne me souviens pas et m'en fous. La veille de son arrivée, notre rédactrice en chef était venue nous prévenir (c'est-à-dire, en pratique, surtout moi), de ce ton inimitable de bourgeoise fraîchement promue qui était le sien : « Vous allez avoir un nouveau rewriter. Il s'appelle Jean-Philippe Chatrier, il est d'excellente famille, c'est le fils de Philippe Chatrier. Donc, si vous pouviez éviter vos grossièretés habituelles... » Jean-Philippe n'était pas là depuis une heure que je l'abreuvais des grossièretés redoutées. Il a ri et a enchaîné sur quelques répliques d'Audiard, dont il connaissait tous les films par cœur (il a, ensuite, écrit une pièce de théâtre faite uniquement de répliques audiardesques), avec ce sourire qui le ramenait chaque fois vers l'enfant qu'il fut : de fait, par ce sourire peut-être, nous sommes instantanément devenus amis d'enfance.
Jean-Philippe a passé cinq ou six ans à France Dimanche, je ne sais plus. Son plus haut fait d'armes est de nous avoir fait découvrir la Famous Grouse, whisky certes assez “peuple” mais d'un imbattable rapport qualité/prix, dont, les années suivant son arrivée parmi nous, nous avons fait assez large usage, chaque jour lorsque six heures sonnaient au clocher absent. Travailler au bureau voisin du sien faisait que, le matin, j'avais presque envie que le métro m'emmène un peu plus vite de Charenton-le-Pont à Neuilly-sur-Seine, puis à Levallois-Perret au bout d'un ou deux ans.
Jean-Philippe Chatrier était-il journaliste ? Oui et non. Il était ce qu'il voulait. Il avait commencé comme auteur-compositeur-interprète de chansons : de la chanson “à texte” comme on disait au temps de notre jeunesse commune (jusqu'à mardi dernier, Jean-Philippe Chatrier avait mon âge). “Exécrable”, se jugeait-il lui-même, avec cette distance indulgente et goguenarde qu'il tenait sans doute de sa mère anglaise, elle-même joueuse de tennis réputée en sa jeunesse. Ensuite, il avait fait acteur. Chez Lelouch, notamment : il a joué dans une dizaine de ses films (le fils de Belmondo dans Itinéraire d'un enfant gâté, c'est lui), et lui en a même écrit un, mais je ne sais plus lequel.
Il s'était fait journaliste (et écrivain) pour faire bouillir cette damnée marmite qui, chez lui, était irrémédiablement percée. Car, comme tous les flamboyants, le garçon flambait : vu par son banquier, il vivait avec trois mois de retard ; considéré par moi, il avait toujours trois coups d'avance – des coups délicieusement foireux et drôles.
En dehors de cela, Jean-Philippe Chatrier est le seul homme de ma connaissance capable de vous dire sans une omission le discours de Malraux pour l'arrivée au Panthéon des cendres de Jean Moulin, puis d'enchaîner, avec son merveilleux accent anglais, sur la Gettysburg Address d'Abraham Lincoln. Enfin de reprendre un whisky Famous Grouse avant, nous quittant le bureau du rewriting, d'enchaîner sur sa deuxième journée de travail, puisqu'il empilait les commandes, les articles, les livres de nègre, à seule fin d'apaiser l'ire comptable de son banquier.
Lorsqu'il a quitté France Dimanche, fin 1996 ou début 1997, c'est évidement moi qui ai prononcé le discours d'adieu (qui d'autre aurait pu ?), et je l'ai fait en parodie d'André Malraux, comme il se devait : « Monsieur le président de la République... Voilà donc plus de cinq ans que Jean-Philippe Chatrier fut parachuté sur cette rédaction... », etc.
À cette époque, la plus abondamment bénie de ma vie, Yves Josso était le patron du rewriting. C'est lui qui m'a appelé, en milieu d'après-midi, aujourd'hui, pour m'apprendre que ce crétin de Chatrier avait disputé la partie de tennis de trop, mardi dernier, et que la crise cardiaque en ricanait encore. Né du tennis, tué par lui : il aurait sans doute trouvé cela un peu trop too much.
Ce soir, au retour, j'ai remisé momentanément Proust et Dussolier et j'ai écouté le Requiem de Duruflé – deux fois, même, car l'œuvre est courte et le trajet fut long. Il doit bien y avoir une demi-douzaine de requiems dans mon iPod, mais j'ai choisi celui-là. Parce que, dans ces années où nous étions amis d'enfance et presque encore jeunes, Chatrier m'avait parlé de cette lointaine amie qu'il avait eue, laquelle ne connaissait pas de plus haut plaisir que de se faire sodomiser en écoutant ce requiem-là. Exigence qui ne le transportait guère lui-même (à cause de la sodomie, pas de Duruflé), mais à laquelle il se prêtait pourtant. « Tu comprends, m'avait-il dit, si on a l'occasion de faire plaisir... Et puis, il faut bien que tout le monde s'amuse ! »
Jean-Philippe Chatrier fut un homme sachant vivre.
Jean-Philippe a passé cinq ou six ans à France Dimanche, je ne sais plus. Son plus haut fait d'armes est de nous avoir fait découvrir la Famous Grouse, whisky certes assez “peuple” mais d'un imbattable rapport qualité/prix, dont, les années suivant son arrivée parmi nous, nous avons fait assez large usage, chaque jour lorsque six heures sonnaient au clocher absent. Travailler au bureau voisin du sien faisait que, le matin, j'avais presque envie que le métro m'emmène un peu plus vite de Charenton-le-Pont à Neuilly-sur-Seine, puis à Levallois-Perret au bout d'un ou deux ans.
Jean-Philippe Chatrier était-il journaliste ? Oui et non. Il était ce qu'il voulait. Il avait commencé comme auteur-compositeur-interprète de chansons : de la chanson “à texte” comme on disait au temps de notre jeunesse commune (jusqu'à mardi dernier, Jean-Philippe Chatrier avait mon âge). “Exécrable”, se jugeait-il lui-même, avec cette distance indulgente et goguenarde qu'il tenait sans doute de sa mère anglaise, elle-même joueuse de tennis réputée en sa jeunesse. Ensuite, il avait fait acteur. Chez Lelouch, notamment : il a joué dans une dizaine de ses films (le fils de Belmondo dans Itinéraire d'un enfant gâté, c'est lui), et lui en a même écrit un, mais je ne sais plus lequel.
Il s'était fait journaliste (et écrivain) pour faire bouillir cette damnée marmite qui, chez lui, était irrémédiablement percée. Car, comme tous les flamboyants, le garçon flambait : vu par son banquier, il vivait avec trois mois de retard ; considéré par moi, il avait toujours trois coups d'avance – des coups délicieusement foireux et drôles.
En dehors de cela, Jean-Philippe Chatrier est le seul homme de ma connaissance capable de vous dire sans une omission le discours de Malraux pour l'arrivée au Panthéon des cendres de Jean Moulin, puis d'enchaîner, avec son merveilleux accent anglais, sur la Gettysburg Address d'Abraham Lincoln. Enfin de reprendre un whisky Famous Grouse avant, nous quittant le bureau du rewriting, d'enchaîner sur sa deuxième journée de travail, puisqu'il empilait les commandes, les articles, les livres de nègre, à seule fin d'apaiser l'ire comptable de son banquier.
Lorsqu'il a quitté France Dimanche, fin 1996 ou début 1997, c'est évidement moi qui ai prononcé le discours d'adieu (qui d'autre aurait pu ?), et je l'ai fait en parodie d'André Malraux, comme il se devait : « Monsieur le président de la République... Voilà donc plus de cinq ans que Jean-Philippe Chatrier fut parachuté sur cette rédaction... », etc.
À cette époque, la plus abondamment bénie de ma vie, Yves Josso était le patron du rewriting. C'est lui qui m'a appelé, en milieu d'après-midi, aujourd'hui, pour m'apprendre que ce crétin de Chatrier avait disputé la partie de tennis de trop, mardi dernier, et que la crise cardiaque en ricanait encore. Né du tennis, tué par lui : il aurait sans doute trouvé cela un peu trop too much.
Ce soir, au retour, j'ai remisé momentanément Proust et Dussolier et j'ai écouté le Requiem de Duruflé – deux fois, même, car l'œuvre est courte et le trajet fut long. Il doit bien y avoir une demi-douzaine de requiems dans mon iPod, mais j'ai choisi celui-là. Parce que, dans ces années où nous étions amis d'enfance et presque encore jeunes, Chatrier m'avait parlé de cette lointaine amie qu'il avait eue, laquelle ne connaissait pas de plus haut plaisir que de se faire sodomiser en écoutant ce requiem-là. Exigence qui ne le transportait guère lui-même (à cause de la sodomie, pas de Duruflé), mais à laquelle il se prêtait pourtant. « Tu comprends, m'avait-il dit, si on a l'occasion de faire plaisir... Et puis, il faut bien que tout le monde s'amuse ! »
Jean-Philippe Chatrier fut un homme sachant vivre.