Je suppose que Magadan, principale ville de la Kolyma, plaque tournante du trafic d'esclaves communiste dans les années trente, quarante et cinquante, ne ressemblait en rien à ce qu'elle est maintenant, lorsque, en 1948, Evguenia Guinzbourg, “reléguée”, y retrouva son fils cadet, Vassia, qu'elle n'avait pas vu depuis près de douze ans. Elle avait quitté un bambin, elle retrouve un adolescent, perturbé mais brillant (il deviendra un écrivain renommé par la suite). Le jour où Vassia arrive enfin à Magadan, sa mère et lui passent leur première nuit à parler et parler encore. Le problème qui se pose à la mère est de taille : que doit-elle dire à son fils, à propos de son arrestation et de ses années de bagne ? La première question de l'adolescent donne le ton : « Qu'avais-tu fait ? », demande-t-il à sa mère. Celle-ci lui répond, en substance : « Ne me demande pas : “qu'avais-tu fait?” mais : “Que t'a-t-on fait ?”. Le dialogue s'engage sur cette base.
Le moment le plus émouvant (mais cet adjectif est tellement entaché...) de ce récit, très sobre, comme tout le reste du livre d'Evguenia Guinzbourg, est lorsque la mère et le fils se rendent compte que, sans s'en être évidement jamais parlé, ils ont lu et appris par cœur les mêmes poètes : Blok, Pasternak, Akhmatova... Et Vassia, à un moment de cette nuit, dit ceci à sa mère : « Une mère, c'est d'abord le désintéressement dans l'affection. Et puis... Et puis c'est encore ceci : on peut lui réciter ses vers préférés, si on s'arrête, elle reprend au même endroit... »
La poésie (pas LA poésie en tant que telle, mais furieusement et dangereusement incarnée) est ce qui permet à Evguenia Guinzbourg de se découvrir un fils (et à Vassia une mère) après avoir été l'un des facteurs les plus agissants de sa survie. Non de sa survie physique : aucun poème ne peut remplacer une “briquette” de pain après douze heures d'abattage forestier par moins quarante, mais de son non-effondrement moral.
Tout ce chapitre est d'une densité d'émotion extrême, et d'autant plus qu'il semble ne pas viser à l'être. Mais, pour mon plaisir personnel, je voudrais terminer par un paragraphe du suivant. L'éducation de Vassia est prise en main par un professeur de mathématique septuagénaire, ancien zek lui aussi relégué. Il passe tous les soirs chez Evguenia Guinzboug, laquelle vit alors avec Anton, médecin d'origine allemande, encore prisonnier, qui va devenir son second mari. Les deux hommes, soir après soir, ont de violentes disputes, à propos de Thomas More et de saint Thomas d'Aquin, sur lesquels ils sont en désaccord profond. Je vous laisse méditer cela, prendre la mesure de ce gouffre : Magadan d'un côté, Thomas d'Aquin de l'autre... Evguenia Guinzbourg écrit :
« Mais aussi violents que fussent les échanges de vues et les débordements d'invectives, il suffisait que le vieillard soit un peu en retard pour qu'Anton commence à s'alarmer : il regardait sa montre, parlait de la tension artérielle élevée de Iakov Mikhalytch et ne se calmait qu'en entendant le traînement familier de ses caoutchoucs très haut, comme en portaient jadis les chineurs de Kazan. »
Et je vous laisse, sur ce parfait alexandrin souligné par moi, que je trouve d'une puissance d'évocation et de rêve difficilement égalable.
Ravi d'avoir dégusté ce billet sensible et profond en guise de biscuit de fin d'après midi. Je ne connaissais pas Evguenia Guinzbourg, vous m'avez donné envie de la rencontrer. C'est, malin, encore un nouveau livre à lire ! Et la liste qui s'allonge, s'allonge...
RépondreSupprimerQuand à la dernière citation, je vous suis derrière elle : sentiment d'évasion partagé.
"Mais aussi violents que fussent les échanges de vues et les débordements d'invectives, il suffisait que le vieillard soit un peu en retard pour qu'Anton commence à s'alarmer "
RépondreSupprimerTrès belle illustration de l'amitié.
Il est où, l'alexandrin? Il a disparu de la fin du billet?
Oh pardon, je viens de le voir!
RépondreSupprimerJ'ai chauuuud!
Décidément, je me régale à chacun de vos billets. Et vos emportements sont jubilatoires. Trop tôt pour Evguenia Guinzbourg en ce qui me concerne. Je poursuis (tranquillement) Boulgakov et sa Garde Blanche.
RépondreSupprimerJ'ai lu avec attention chacun des précédents intervenants. Il me semble que le fascisme rouge vaut bien le fascisme noir et que tous les deux nous éclairent sur la nature de l'homme.
Une citation de L.PAUWELS me semble toute indiquée : L'homme qui connaît son idéal et ne l'atteint pas est pire que l'homme sans idéal.
Vraiment c'est le billet le plus émouvant, le plus magnifique que j'ai lu depuis longtemps, et quelle image merveilleuse de cette relation "ininterrompue" en dépit de tout, entre la mère et le fils!
RépondreSupprimerc'est vraiment beau et émouvant, je ne connais pas beaucoup d'auteurs russes à part quelques classiques, mais vous m'ouvrez des horizons.....
RépondreSupprimerHS.
RépondreSupprimerBertrao : oui, on se fait toujours piégé par le voisin, qui vous balance un livre en loucedé !
RépondreSupprimerCarine : bravo !
Farr : Catherine est en train de lire Boulgakov (mais Le Maître et Marguerite) et nous venons de passez l'apéro à en parler, pour une mise en parallèle avec Guinzbourg, et Chalamov. Je compte en faire un billet. Mais ce soir ? Hum...
Madame Crevette : Evguenia est faite pour vous, il me semble. Quand Catherine l'aura lue, je vous la servirai sur un plateau (en échange de quelques saucisses/merguez...). sinon, son livres est ressorti en poche, apparemment.
Boutfil : on en parlera demain, quand on sera suffisamment bourré.
(Smiley...)
Georges : merci pour le lien, mais on va encore passer pour des nazis, avec vos conneries. Vous, ce n'est pas grave puisque vous ÊTES nazi (un musicien nazi, même, comme cet enculé de Furtwängler), mais pour moi qui suis un pieux et bêlant humaniste, c'est très ennuyeux.
Furtwängler quel génie!!!
RépondreSupprimerC'est qui, Furtwängler ? Encore un qu'a embêté des gentils communistes ?
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