dimanche 23 mars 2008

La mélancolie Nathaniel

À M. Dorham, pour Billie...


Être un génie n'est agréable pour personne, je ne souhaiterais pas cela à mon pire ennemi. Si, en plus, vous être nègre, jazzman, new-yorkais (d'adoption ou de souche, on s'en fout pour le quart d'heure) et que vous devez traverser les années quarante, ce peut devenir un entonnoir triste, un goulet de perdition. (On me dira qu'il y eut des façons encore plus pénibles de traverser les années quarante, ailleurs : je répondrais que ce n'est pas mon propos du jour.)

Nathaniel Cole reste l'un des quatre ou cinq plus grands pianistes du jazz "pré-be bop", si j'ose m'exprimer ainsi. Un soir où, à son clavier, il se mit à fredonner, le patron de la boîte qui avait engagé son trio a été très net : "Tu es ici pour jouer du piano, pas pour roucouler comme un pédé !" (Traduction très libre de ma part...).

Pourtant, en plus d'être l'un des plus grands pianistes de jazz de l'histoire, Nathaniel, rebaptisé Nat King (là, ça commençait à sentir mauvais) en est devenu aussi l'une des plus sublimes voix mâles (avec Louis Armstrong : complétez la liste selon vos goût personnels). Il est devenu connu, puis célèbre, très demandé, coqueluchisé - et c'est là que les demi-teintes ont envahi le paysage de Harlem.

Comme n'importe quel néophyte imbécile, le premier disque de Nathaniel Cole (pardonnez-moi mais j'ai horreur des diminutifs, et tout autant des surnoms machinaux) que je me suis procuré s'appelait The very best of : j'aurais dû me méfier. En ce domaine, le Best est souvent une assurance de soupe ; le Very best, de soupe tiédasse.

[Pause : pour ceux qui auraient envie d'écouter vraiment Nat King Cole, je recommande vivement le double CD N°2 publié par Frémeaux & associés, dans leur collection The quintessence, dirigée par Alain Gerber...]

Or, non. Chez Cole, c'est pire. Cette compilation de 25 titres mélange sans la moindre vergogne le meilleur et le pitoyable. Le meilleur, ce sont les titres enregistrés par son trio (piano - guitare - basse, faut-il le rappeler ?) : Unforgettable, Route 66, Sweet Lorraine, Walkin' my baby back home, For sentimental reasons, et quelques autres. La voix y est d'une élégance insurpassable, Nathaniel chante et joue sans se préoccuper le moins du monde de vous ou de moi.

Le pitoyable, ce sont ces adaptations violonisées et chorisées de stupidités vaguement latinos (latinas ?), comme Quizas, quizas, quizas, Cachito, Vaya con Dios. On souffre. Pour lui. Pour nous. Pour le lien ébauché dans Nature boy. Ce qui fait peut-être le plus mal, c'est que Nathaniel parvient à sauver des lambeaux d'élégance, dans cette diarrhée verte, à garder la tête hors de la sanie ; mais au prix d'efforts et de renoncements qui vous feront les dents grinçantes si vous vous y aventurez.

Par chance, pour ne pas totalement désespérer, le disque se termine par une version publique de I wish your love, dans lequel Nathaniel Cole rejoint Charles Trenet au sommet d'un escalier dont les producteurs de cette forfaiture n'ont même pas aperçu la première marche. Ou, s'ils se sont avisés de son existence, c'est parce qu'ils venaient d'y buter.

9 commentaires:

  1. Bel article. Dites donc tous, vous me donnez envie de délaisser un peu la musique classique, c'est fou ça !

    (Nicolas serait là il vous dirait que vous auriez pu mettre un vrai lien vers Dorham...)

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  2. Je vous défends bien de délaisser la musique classique !

    (Pour le reste, j'ai obtempéré avec une promptitude qui devrait vous laisser (Cergy)pantoise...)

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  3. Vous avez raison de virer le sobriquet, c'est tellement plus classe, raison aussi de dire que ces "meilleur de..." ne sont guère que la partie visible de l'iceberg (si tant est que le hit parade ait filé quelques lauriers)...

    Le hic, c'est aussi que l'industrie du disque s'est mis à graver du 33 tours à foison, vers le milieu des années 50. Avant pour tout ce qui est be-bop, et davantage, pré-be-bop, on a le droit de fouiller dans des discographies labyrinthiques à tuer tout empiriste digne de ce nom.

    J'aime comment vous exprimer cela, parce qu'on a l'impression que la contestation n'est pas permise (et comme je suis d'accord avec vous, ça tombe plutôt bien)...

    Merci de me dédier cette note, il n'y a rien que j'aime autant partager que l'amour de cette sublime musique.


    PS - Zoridae, toutes les musiques sont belles, je n'ai jamais encore réussi à les hiérarchiser, Bach et Billie me donnent autant d'émotions. Mozart et Sinatra me font chier tout pareil. Verdi et Miles Davis m'enchantent au plus haut point...et le septième jour, j'écoute Led Zeppelin !
    Il ne faut rien délaisser mais sans cesse se nourrir, et recommencer, encore et encore.

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  4. Dorham : d'accord avec vous pour aimer des choses très différentes, mais je ne crois pas que cela empêche de les hiérarchiser. Je peux prendre énormément de plaisir à relire Le Comte de Monte Cristo, tout en sachant qu'il s'agit d'un roman inférieur aux Illusions perdues, par exemple.

    L'art me semble avant tout une affaire de distinction, au sens le plus fort de ce mot.

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  5. Vous m'avez mal compris Didier, je prends comme vous l'art au sérieux. Il est évident que si l'on dresse une échelle de valeurs, malgré le plaisir que l'on y éprouve, Bach et Led Zeppelin représentent deux choses incomparables.

    Hiérarchiser n'est peut-être pas le mot le mieux approprié. J'aurais du dire qu'il m'est impossible de privilégier l'écoute d'une musique sur une autre. J'aime la diversité en d'autres termes.

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  6. Je vois que ce n'est pas encore clair. Je voulais bien sur dire que Bach, c'est la dimension au dessus...

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  7. Coïncidence véritable (je rattrape mon retard), je tombe sur ce billet directement après avoir lu "Billie" de Dohram...

    Si je laisse ce commentaire pitoyable, c'est uniquement pour ne pas louper une réplique du débat, s'il venait à continuer.

    Pareil, difficile pour moi de me dépêtrer du débat au sujet de la "hiérarchie" dans l'art.

    D'un côté, je me vois mal distribuer des grades, des épaulettes à Bach ou à Led Zepellin. C'est une question de plaisir, d'art de vivre : je préfère la somme à la scission. En outre, étudiant en lettres, j'étudiais Desnos, considéré par beaucoup comme un poète mineur. Ce "label" m'a fait superbement chié, j'ai été un peu dégouté par ce snobisme entre les auteurs "bankable" et les les non-productifs.

    D'un autre côté, je suis aussi convaincu que l'art, le vrai, me dur, est essentiellement élitiste, enfin, un élitisme intime. Par exemple, étudiant, je ne suis pas rentré dans Proust facilement. Et une fois qu'il m'a semblé avoir trouvé la clef, pour rien au monde je n'aurais renoncé à mon privilège, âprement gagné.

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  8. M'enfin, Monsieur Balmeyer, qu'est-ce que vous foutez dans ces profondeurs ?

    Bon, bien entendu que l'art est essentiellement élitiste - c'est même pourquoi il est appelé rapidement à disparaître ou, plus exactement, à se retirer dans ses catacombes.

    Il n'est même pas question de distribuer des grades ou des épaulettes à Bach ou Led Zeppelin : il s'agit d'un génie et d'un groupe d'amuseurs. On peut parfaitement aimer les deux, à condition de ne pas les confondre (comme une assiette de coquillettes au jambon peut procurer autant de plaisir (mais pas le même) qu'un homard breton aux émincés de truffes blanches).

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.