mercredi 4 février 2009

De notre mal personne ne s'en rit

À Gaël, Breton comme il se doit...

Je suis vraiment désolé pour la photo : toute petite, toute mesquine ; mais je n'ai pas trouvé mieux à vous offrir. Elle s'appelle Monique Morelli, cette femme. Elle s'appelait : elle est morte en 1993, elle avait 70 ans, ce qui est un âge très raisonnable pour s'éclipser sans faire chier personne.

Je suis en train de l'écouter, juste là : à 22 h 33, me dit cet ordinateur par lequel je pense vous parler. Elle chante Tristan Corbière, ce soir. Parfois, elle préfère François Villon ; d'autres jours, Pierre de Ronsard ; ou Gaston Couté, ou Mac Orlan, suivant sa fantaisie. Aragon, des fois ; Jehan Rictus...

Elle chante depuis tout juste trente ans, pour moi. Pour nous, en fait : tu te souviens, Bergouze, mon bon gisant ? Les soirées de 1978, rue du Sommerard, dans le deux-pièces d'André ? Tous les mardis, ou presque. Il rentrait de Strasbourg le lundi, toujours le lundi...

[Là, je viens d'abandonner Corbière pour Villon, et à peu que le coeur ne me fend.]

Le lundi, donc. il se débrouillait bien, André. Futur journaliste, à n'en pas douter – et je ne dis pas ça pour me foutre de lui : il est des rares qui me font croire encore, figure-toi, que cette putain de profession peut... peut quoi ? Eh bien... Peut peut-être se pratiquer sans avoir à se démanteler les cervicales. Mais, évidemment, je ne suis pas le mieux placé pour en parler – ni toi d'ailleurs. Bref.

Rue du Sommerard. André s'arrangeait toujours pour prolonger le week-end en son Alsace jusqu'au lundi. Le lendemain, tu te souviens ?, il s'approchait de toi, de moi, avec des mines de conspirateur paillard, de moine jouisseur, et disait quelque chose comme ça : « J'ai rapporté quelques bouteilles de Riesling... vous passez ce soir ? » Comme on était du genre à mourir de soif emprès de la fontaine, on passait, évidemment.

En ces temps, aucune bouteille de Riesling ne nous a jamais résisté. On gagnait tout et demeurait perdant, sans doute. Mais on n'en savait rien. On était bien accueilli, rappelle-toi, et on n'était jamais débouté de chacun. Et on ne pensait nullement qu'un jour vérité & bourde nous seraient tout un : privilège, aveuglement, vaste sommeil que le nôtre, éveil sur fond de désespoir rageur.

Après les nourritures venait le temps des boissons. Je crois l'avoir déjà dit, mais je m'en fous : un jour viendra, bientôt, où je ne parlerai plus d'autre chose que de cette chambre au quatrième étage de la rue du Sommerard, au risque de lasser, et bien content de voir tout le monde s'éloigner – sauf vous deux.

Toi sur le lit, moi sur le siège de 404 et André sur le prie-Dieu. Et Morelli. Pas toujours, pas toute la soirée, mais souvent. Ton visage tendu, écoutant ceci : Dame du Ciel, régente terrienne / Emperiere des infernaux palus... Il serait facile, bien sûr, de lire dans ton regard, ce regard planté en moi, la prescience des années tapies en bas de la rue du Sommerard. Trop facile, bien sûr...

Et cette voix grave, rauque, comme surgie d'un passé dont ni toi ni moi ni André n'étions partie prenante, mais nous en sachant redevables, obscurément. Et vous deux, sans le dire, parce que cela allait sans dire : En cette foi je veux vivre et mourir. Et moi courant derrière, comme dans ces cauchemars où l'on s'épuise en un terrifiant sur-place – vous m'attendant, sans trop d'illusions, j'en ai peur.

Où en étais-je ? La nuit, rue du Sommerard était particulière. À la fois plus et moins noire. Plus pour nous soustraire, moins pour nous laisser respirer : en ce qui te concerne, elle a échoué sur les deux tableaux. Mais je ne lui en veux pas, et je pense qu'André non plus. Sans doute à cause de Morelli et de Villon.

En ce moment même : « Pauvre je suis de ma jeunesse / De pauvre et de petite extrace / Mon père jamais n'eut grand richesse... » Tu sais bien pourquoi ces vers remontent aujourd'hui, tu es le seul : les tombeaux ont de ces porosités, il le faut bien.

Et, regarde : la nuit redevient immobile, comme avant. J'étais parti pour parler de Monique Morelli, je comptais raconter ses deux concerts à la Cour des Miracles de Montparnasse, puis ma visite chez elle, au haut de la Butte. Et puis, tu vois : juste la rue du Sommerard qui m'a pris par surprise, qui m'englue, et dans laquelle je suis heureux d'être empoissé ainsi.

Que fait André, en ce moment ? 23 h 08 : probablement au lit. Ou alors, il s'est attardé au salon, sans bien savoir pourquoi. Schiltigheim se fait silencieuse, il est temps. Et il a posé un disque de Morelli dans le casier idoine. Et...

Laisse donc : ce sont des rêveries de vivant.

4 commentaires:

  1. Vous avez réussi à écrire correctement à cette heure. Bravo.

    A propos de Gaël, cette andouille (qui intègre le top 10 du général Wikio) est à Paris ce soir. Je vous ai envoyé un mail.

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  2. Je l'ai entendue dans un bar Quai de la Fosse, à Nantes. Il y avait sur le trottoir deux marins ivres qui s'échangeaient des coups avec imprécision et nonchalance. Par la porte et la fenêtre ouvertes on les regardait distraitement s'étreindre, se repousser, tomber. Elle, elle chantait La fille de Londres. quand elle est arrivée à :

    Alors j’lui ai pris son couteau...
    C’était un couteau perfide et glacé
    Un sale couteau rouge de vérité

    tout le monde s'est retourné, soulevé, a regardé les mains des marins, dehors.

    Suzanne

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  3. Nicolas : j'avais bu l'équivalent de trois ou quatre demis, et avant de manger encore...

    Suzanne : beau tableau, bien dans l'esprit de la chanteuse.

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  4. J'avais lu ce matin, j'aime bien ce billet, on y retrouve l'intimité du bungalow…

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.