vendredi 18 avril 2008

Donnez-moi une voiture rouge

Ça n'a l'air de rien, c'est juste un train Corail. Ça existe depuis au moins vingt-cinq ans. J'y monte. Saint-Lazare. Direction Rouen, arrêt à Vernon. Wagon de première, évidemment. Presque plein. Des habitués, on le sent. Et des isolés, comme moi, qui essaient de ne pas se faire trop remarquer. Qui y parviennent assez facilement.

Je monte, je m'installe, je me colle les écouteurs iPodiques dans les esgourdes. Les enlève presque aussitôt. Impossible. Ce train, ce wagon. En dehors des couleurs, rien n'a changé dans ce putain de Corail de mes deux. Le même.

Il démarre, prend de la vitesse, roule à travers une banlieue, personne ne sait laquelle, personne ne regarde, tout le monde s'en fout - moi le premier.

On sort des rails, on roule vers Orléans. Que mon sort est amer ! Et, au-delà, après un arrêt d'une dizaine de minutes, on repart dans l'autre sens. Je suis presque seul, maintenant, dans le wagon. Dehors, il fait froid et nuit, forcément. Un gel cristallin, presque surnaturel. Le train roule vers Vierzon. Il vient de muter. De monstre fendant la Beauce en deux, il se fait presque humain, il s'arrête dès qu'on lui demande gentiment. Toujours les mêmes stations :

- Saint-Cyr-en-Val
- La Ferté-Saint-Aubin
- Vouzon
- Lamotte-Beuvron
- Nouans-le-Fuzelier
- Salbris
- Theillay
- Vierzon

Sur la place ovoïde de la Ferté-Saint-Aubin, il y a une voiture rouge. Regardez. Regardez-la mieux : une Simca "Horizon". Vous ne vous souvenez même pas que cette voiture a existé ? Normal, ça ne valait pas grand-chose. Sauf qu'au volant de celle-ci, il y a ma mère. Comme je lui ressemble, elle déteste être en retard. Donc, il doit bien y avoir cinq minutes qu'elle est là, au moment où le train de Paris ralentit et s'arrête.

Pour la suite, je n'ai rien à vous dire. Complétez avec votre propre vie, arrangez-vous avec votre jeunesse, démerdez-vous avec vos souvenirs. Gardez juste ceci en mémoire : une minuscule ville située n'importe où, une toute petite gare comme il n'en existera bientôt plus, une voiture rouge telle qu'il n'y en a déjà plus, et une femme que vous ne connaissez pas au volant, pour qui je suis, à peu de chose près, le centre du monde - au moins à ce moment-là.

Et voilà que le train ralentit, puis s'arrête. Le temps reprend ses droits : je suis à Vernon, j'ai l'âge que j'ai, pas la moindre voiture rouge.

Mais, tout de même, l'irremplaçable au volant d'une autre automobile. Contact. La vie reprend.

11 commentaires:

  1. J'espère au moins que comme ma mère, elles ne sont pas le soir venu, dans la voiture en chemise de nuit...et en pantoufles...

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  2. J'ai toujours eu une voiture rouge. L'actuelle est une Néon. J'aime bien les noms des gares là, j'en avais noté lors d'un parcours en train...j'imaginais des noix de Noisy, le choix de Choiseul, un chat de Château-Thierry, l'éperon d'Éperney et ainsi de suite. ;-)

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  3. Nous, à l'époque, c'était une Renault 16 (ou la 18, je sais plus).
    Purée, on vieillit !

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  4. Voizon ? Vous avez dit Voizon ? La riante cité « couchée entre la Dreune et la Viaine » ?

    http://www.voizon.fr/

    Ah non, dites-vous, Vouzon... Il est vrai qu'un train faisant halte à Voizon eût sans doute fait plus que sortir de ses rails.

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  5. Merci, Didier, vous avez réveillé mes souvenirs! J'ai moi-même possédé une Simca/Talbot Horizon, comment avais-je pu l'oublier?

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  6. "pour qui je suis, à peu de chose près, le centre du monde - au moins à ce moment-là"

    Cette phrase est une pépite!

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  7. Dorham : heureusement que non !

    Joye : Une Néon ? C'est une voiture américaine ?

    Nicolas II : il est vrai que, la R 16, ça ne rajeunit personne...

    Aux autres : merci bien.

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  8. Chieuvrou : rien que la trogne du maire vaut le voyage à elle seule !

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  9. Je vous recommande, en tout cas, pour une lecture dans les meilleures conditions de la Lettre de Voizon, de ne pas couper le son...

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  10. "Un gel cristalin, presque surnaturel" - Du bon usage du lieu commun.

    Troll N° 7

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.