mardi 15 avril 2008

J'aspire au temps de ma vieillesse

J'aimerais beaucoup avoir dix ans de plus. Qu'on me comprenne bien : je ne veux pas dire qu'il me serait agréable d'être déjà en l'an de grâce 2018, non, non ; ce que je voudrais, c'est avoir 62 ans en ce moment même.

Je serais donc né le 19 mars 1946. Le général de Gaulle a claqué la porte du pouvoir il y a deux mois (ce qu'aucun de ses pâles successeurs n'aura jamais la hauteur de faire), la 4e République sort des limbes. Il y a encore des problèmes d'alimentation, des tickets de rationnement, mais je m'en fous, car je tète le sein de ma mère. Et puis, de toute façon, mes parents sont vachement forts, ils trouveront toujours de quoi me nourrir (mission pleinement accomplie, si on en juge par mon poids d'aujourd'hui...).

J'effectue ma scolarité primaire entre 1952 et 1957, dans une Allemagne occupée. Occupée à plusieurs sens : par les armées alliées, et à relever ses ruines. On croise des tas de nazis en civil partout : on se marre bien. À l'école, on est encore en blouse grise, on se prend des coups de règle en bois dur sur le bout des doigts quand on fait le con - ce qui m'arrive plus souvent qu'à mon tour. Dans ce cas, au lieu de traîner l'instituteur devant le Tribunal pénal international pour génocide scolaire, mon père double la punition pour m'apprendre à vivre. Jusque là, en fait, ça ne fait pas grand changement avec ce que j'ai connu, entre 1962 et 1967.

C'est après que ça bifurque. Jusqu'en 1965 j'effectue une scolarité secondaire exigeante, à l'abri des matraquages trotsko-maoïstes (mais pas de ceux des Staliniens décomplexés, hélas...). L'époque est virile, les affrontements idéologiques musclés, les pères et les professeurs existent encore (les moins de 40 ans doivent se croire en pleine "rétroscience-fiction", là...).

Je crains d'être assez suiviste, durant ma première et seule année universitaire, pour adhérer aux stupidités guignolesques du moi de mai. Mais glissons...

Après ma sortie de l'école de journalisme de la rue du Louvre, j'entre dans une profession où, comme dans bien d'autres, on pratique le plein emploi et des salaires confortables (sans parler des notes de frais). Les journaux sont dirigés par des journalistes, non par des comptables, lesquels existent bien mais savent rester à leur place subalterne. Si mon rédacteur en chef se met en tête de me pourrir un tant soit peu l'existence, je démissionne (avec indemnités plus que généreuses) et me fait embaucher le lendemain dans le journal voisin.

La vie est facile, on fume et on boit dans les salles de rédaction sans que quiconque y voie malice - le cancer et la cirrhose restent, pour quelque temps encore, cantonnés à la sphère privée, ainsi qu'on jargonnera bientôt.

En 1976, je suis recruté comme deuxième auteur pour écrire des Brigade mondaine, une collection encore au berceau. Vu les tirages de l'époque, je me fais un max de thune, comme on ne dit pas.

Bientôt, je vois le monde et la France changer, l'Europe cesser d'être vivante et historique, pour devenir administrative et protectrice. Derrière les cuirasses et les porte-voix du féminisme, les mères affûtent les couteaux qu'elles vont bientôt pousser dans les reins des pères, avant de muter et de devenir des mamans.

Mais je m'en fous : j'ai déjà 55 balais, le monde ni l'avenir ne me concernent plus. Je me contente de les observer, le coeur un peu serré, j'essaie d'avoir la nostalgie discrète, le regret souriant, la colère silencieuse - je n'y parviens pas toujours.

En avril 2008, je viens d'avoir 62 ans. Cet âge me permet de faire partie du nouveau plan d'économies décrété par les zombis exsangues que les tout-puissants actionnaires font parader sur le théâtre de Guignol, en les habillant de noms ronflants : président, directeur général, directeur délégué, administrateur général, etc. Je pars donc en retraite anticipée, une très confortable enveloppe dans la poche gauche.

À l'heure où vous lisez ces lignes, je me consacre à plein temps à ma femme (qui porte fièrement son âge), à mes chiens et à ma bibliothèque. Ainsi qu'à une douzaine de relations blogosphériques, qui se moquent gentiment de ma très prochaine décrépitude.

J'ai arrêté d'écrire des Brigade Mondaine. J'ai en projet un roman "personnel", dont je sais très bien qu'il ne verra jamais le jour. Mais il me tient chaud et me tient droit. Dieu merci, j'ai encore la souplesse suffisante pour enfiler mes chaussettes tout seul, et la force de passer moi-même la tondeuse. Mais comme on me verse une retraite telle que vous ne devez, mes drôles, même pas en rêver, je paie des jeunes gens précaires pour le faire à ma place : ça les aide à se nourrir deux fois par jour et ça me fabrique une belle âme à bon marché.

Au-delà du grillage qui enclot la maison et la Case, le monde que j'ai connu en noir et blanc contrasté devient gris et uniforme, comme la blouse que je portais enfant, et ainsi qu'il s'est voulu lui-même - la Justice fait rage, le Bien est partout. Comme cela me rend profondément triste, j'essaie de ne pas trop y penser. Ne sortant presque plus, j'y parviens de mieux en mieux. J'espère ne pas m'attarder plus que de raison dans ce marais festif, mais un petit peu tout de même.

C'est pour cela que j'ai arrêté de boire, il y a dix ans.

38 commentaires:

  1. "Une très confortable enveloppe dans la poche gauche". Erreur! C'est le coeur qui est à gauche, les sous sont à droite!

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  2. A lire les commentaires de votre dame sur le billet précédent, on pourrait imaginer que vous avez 20 ans de plus et des problèmes de sphincters...

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  3. Un billet magnifique, je le termine les yeux humides, même pas honte.

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  4. Oui bon soixante euh ce n'est pas quatre-vingt hein ! Tout de suite vous aspirez au temps de votre "vieillesse" comme si on allait vous croire.
    Ma grand-mère maternelle disait souvent : "starasth' nie radasth'" = vieillesse n'est pas joie (russe).

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  5. ... et surtout cela fait déjà 10 ans que vous avez fermé ce blog pour vous resserrer sur l'essentiel : aimer vos proches et préparer la suite.

    Marcel

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  6. Je ne sais pas si votre médecin et votre arthrite réunis serait d'accord pour vous laisser tenir un blog !
    :-]

    (vous avez oublié, il me semble la célèbre période où l'on pouvait rouler bourrer sans se prendre de coups sur la tête !).

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  7. Je connaissais la philosophie dans le boudoir, maintenant voici la philosophie dans le mouroir !


    iPidiblue au miroir d'avant

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  8. Vous auriez arrêté de boire il y a 10 ans ? Ou 9 ?

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  9. Emouvant, certes, mais quel vague à l'âme ! L'eau ferrugineuse a de sacrés effets secondaires, cher Didier !

    Emma : comme disait souvent mon grand-père nonagénaire, santé !

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  10. Cher Didier,

    Pour tout dire, je n'ai pas le moral. Depuis ce matin, j'ai signé deux certificats de décès, consolé une veuve éplorée ( dans le plus pur respect de la déontologie.. ) et subi les agressions verbales de deux hurluberlus pauci-synaptiques à casquette à l'envers. Alors, entendre blogger de crottes, sphincters, vieillesse et mouroir, quel coup de blues ! :) :)

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  11. Franssoit : on a l'âge de ses sphincters, hélas...

    Balmeyer : il faut toujours que vous exagériez ! Mais merci...

    Emma : vous savez bien comment cela marche : vu de cinquante ans, soixante peuvent apparaître comme le seuil d'un autre âge (surtout si cela coïncide avec la retraite). De même que je suis un "vieux machin" pour mes lecteurs trentenaires.

    Marcel : quand vous parlez de la suite, vous pensez à une "convention obsèques" ?

    Monsieur Poireau : l'avantage de veillir, c'est qu'on peut se permettre de perdre la mémoire sans déchoir, à propos de certaines choses...

    iPidiblue : le boudoir est un mouroir comme un autre, ne soyez pas bêtement sexiste.

    Nicolas II : j'aurais certainement dû, en tout cas.

    Pluton : Désolé de vous avoir plombé le moral !

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  12. Eh ben c'est gai! Au mois d'avril, en plus!
    (quand même, c'est vachement bien écrit)

    Allez-vous faire un jour un recueil de vos miscellanées?

    Suzanne

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  13. Colette très vieille disait:"ah, qu'on me rende ma verte cinquantaine"...

    Suzanne

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  14. Didier,

    Qu'est-ce qui vous prend d'écrire des beaux textes ?

    N.B. : Vous avez oublié un truc : "j'aurais récupéré le permis depuis 9 ans et 7 mois".

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  15. Nicolas : ça doit être dû aux excès de Contrex : mon organisme n'est pas habitué. Mais je sens que je tiens déjà mieux la flotte...

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  16. à Monsieur Goux

    Ben, on ne peut jamais tout à fait exclure que ce genre d'extrémité tienne lieu de suite...

    Mais non ! Préparer la suite est, à tous âges, l'activité la plus réjouissante que je connaisse.

    Marcel VRP multicartes PFG-AUDIKA-LIBRA de TENA

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  17. Après cette douloureuse épreuve virtuelle, la vieillesse avancée sur canapé pour monsieur, il ne vous reste plus qu'à nous faire éprouver la paternité putative sans test adn !

    iPidiblue extrémiste plus que sexiste (quesaco ?)

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  18. 52, 62 c'est le même vieux croûton ! A septante-deux, là ce sera un vieux croûton qui voudra faire croire qu'il n'en a que soixante-douze !

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  19. Je vous ai connu ayant le vin gai, je vous sens l'eau triste...

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  20. Nicolas a raison : qu'est-ce qui vous prend d'écrire (moi je m'arrêterais là, évidemment c'est beau) mais ce n'est pas la première fois qu'on vous y prend, à voyager dans le temps de si agréable façon.
    C'est vrai que la vieillesse est très commode pour des tas de choses qu'on n'a plus à camoufler ni justifier : les trous de mémoire, l'entêtement, la mauvaise volonté et les fautes d'orthographe, par exemple.
    En revanche dans certaines sociétés où l'âge est respecté, cela impose encore plus de responsabilité.

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  21. Ah ! les pantoufles du troisième âge, cela vous pose son rentier ...

    iPidiblue et la vie intime du petit bourgeois

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  22. Une bien belle note. Bonne chance pour votre "projet" (Dieu, quelle pulsion novlingue vous assouvîtes avec ce mot détestable!)

    (Pas de faute à première vue, exceptée cette faute de goût)

    PS: Les promesses, bah la vie n'est pas si tragique qu'on doive en tenir d'aussi insignifiantes.

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  23. C'est bien ce que j'avais dit il y a quelques mois : qu'est-ce que vous êtes morose à l'eau plate !
    Et le shit, vous avez essayé ? C'est pas mieux question permis de conduire, mais je suis sûre que vous n'auriez pas envie de prendre le volant après ... !
    Catherine va me tuer, Catherine va me tuer ...

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  24. Moi je ne vous trouve pas morose, mais brillant et émouvant...

    Arrêtez donc de vous asseoir sur une décision prise il y a quelques années et profitez de votre-encore-relative-jeunesse pour écrire un "roman personnel" !

    Songez que si ça se trouve vous vivrez jusqu'à 98 ans... Vous avez devant vous une autre vie d'écriture...

    Bon ce que j'en dis, hein, je sais que vous n'en ferez que ce que vous voudrez ! Mais c'est parce que je vous aime bien que je me permets de vous écrire ceci...

    E. fleur bleue

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  25. "votre-encore-relative-jeunesse"

    Ça c'est envoyé. Je pense que DG en aura, dans l’instant, troqué sa Tena Slip Maxi pour une TENA Lady Mini Magic.

    Marcel... arachnophile

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  26. Zoridae : ce n'était pas une décision, mais un constat.

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  27. Pauvre Tang ! Même foutu dehors à coups de pompes dans le cul, il ne peut s'empêcher de revenir sucer la tétine.

    Fascinant.

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  28. J'ai appris qu'au "Monde" il y avait des journalistes-écrivants, et les autres quoi font-ils ?


    iPidiblue curieux des moeurs nouvelles

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  29. iPidiblue : ils peuvent être secrétaires de rédaction, maquettistes, ou encore photographes. De même, les chefs de services et les rédacteurs en chef n'écrivent que rarement.

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  30. Georges qui avez d'autres chats à fouetter, fouettez les donc et oubliez moi comme vous le faisiez si bien.
    Et rien que pour vous: :)

    PS: Le coup de pompes dans le cul, il vient de derrière mais a cependant certaine franchise, l'image est donc très mal choisie. Enfin à part la musique qui vous fit la grâce de vous choisir, vous n'êtes pas très doué pour faire des choix.

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  31. Ah, bien, je vois que tout le monde est de retour : on va pouvoir reprendre les parties de rami en sirotant un doigt de kirsch, comme au bon vieux temps...

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  32. Oui je comprends mieux pourquoi l'orthographe et la grammaire sont devenues des matières facultatives !


    iPoidiblue en petit nègre dans le texte

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  33. Si je puis me permettre de corriger le correcteur, on écrit certes :

    Pas de faute, cette faute de goût exceptÉE

    Cependant, il n'en faut pas moins écrire :

    Pas de faute, exceptÉ cette faute de goût

    Voilà qui ne troublera pas, en tout cas, la partie de rami. J'ai été à deux doigts, en d'autres temps et en d'autres lieux, de me battre en duel pour un « mis à part » qu'on me refusait en l'état, mais je serais fort surpris que mon ancien contradicteur borné débarque sur le présent blogue.

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  34. Merci Chieuvrou, qui pis est j'avais écrit correctement (sans E) et j'ai cru me corriger en instillant la mal-langue.

    Trois pater, deux ave...

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  35. @iPidiblue: ayez la bonté ou plutôt le bon sens de ne pas juger ma maîtrise orthographique ou grammaticale sur un commentaire écrit dans des conditions dont vous ignorez tout... S'il vous prend la fantaisie de jouer les correcteurs orthographiques faites le, je vous prie, sur des écrits un peu plus volumineux et donc travaillés. Merci.

    PS: Le pseudo choisi n'avait d'autre fonction que bathmologique, j'aurais pu aussi bien inverser les lettres de mon pseudonyme pour signifier que ma volonté d'anonymat était plus que ténue...

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  36. Tangleding, "correcteur orthographique" ce n'est pas moi, et je ne crois pas m'être adressé à vous sur ce fil, donc retournez votre compliment à qui de droit !

    iPidiblue

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  37. iPidiblue: certes ce n'est pas vous car c'était moi, et je pensais que, comme Georges, vous m'aviez reconnu, prenant vos remarques sur l'enseignement optionnel comme une allusion (je suis professeur et de français justement). Aussi excusez-moi.

    Voilà pour le fuligineux de la chose. Internet sans ces mésententes et quiproquos minuscules, que serait-ce?

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  38. People should read this.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.