Que les gens à qui il arrive de manger des oeufs AU plat aient l'extrême obligeance de quitter immédiatement ce blog : ici, on se régale d'oeufs SUR le plat – et les deux factions sont aussi irréconciliables que des Horace et des Curiace, armés de fourchettes et de pain frais jusqu'aux dents.
Repas de ce soir, donc. Avec une petite roquette pour faire bandocher les végétariens. Dix minutes avant de passer à table, l'Irremplaçable pose la question cruciale, chaque fois reformulée : « T'en veux combien ?» Ayant surmonté les quelques secondes de dépressurisation mentale suivant immanquablement ce type de question, la sueur au front je réponds bravement : « Trois !». Je crois être tiré d'affaire, je me trompe lourdement, le passé s'apprête à me sauter à la gorge.
Une demi-cohorte de secondes plus tard, une voix me parvient de la cuisine toute proche : « Oh ben... comme ils sont tout petits, je crois que je vais en manger trois aussi.» Cet "aussi" (comme l'indiquent le gras et l'italique) me transperce littéralement ; me transporte dans une contrée parallèle que je ne reconnais pas, tout d'abord. Je m'entends asséner, d'une voix étrangement peu mienne : « Dans ce cas, j'en prendrai quatre ! » (Notez une fois de plus le gras et l'italique...)
Pourquoi cet éclat très "maréchal d'Empire" ? Ma faim, suivant la pente de mon gosier en appétence houblonnée, était-elle en train de... Non, pas spécialement. Tenais-je, à ce point, et à ce degré de ridicule, à marquer une sorte de prééminence virile s'incarnant brusquement dans l'oeuf de poule ? Bien entendu, non ; mais d'une certaine manière, oui.
M'est alors revenu le petit combat se livrant chez mes parents, autour de la table de cuisine (de mon enfance de richard et de snob, j'ai conservé un amour immodéré pour les repas pris autour des tables de cuisine – allez comprendre), toutes les années d'enfance durant – donc un siècle –, chaque fois que nous mangions des oeufs. Combat opposant mon frère cadet (de quatre années) et moi ; combat qui était finalement le seul dont j'étais assuré de sortir vainqueur — et sans lutte réelle.
Philippe supportait mal de devoir manger un oeuf de moins que moi ; il protestait, récriminait, pleurnichait volontiers. Or, bien entendu, l'affaire a duré aussi longtemps que notre accession à la déchéance adulte : lorsque j'avais droit à deux oeufs, il n'en avait qu'un, lorsque j'ai été promu à trois, il n'est passé qu'à deux ; et lorsque, enfin, j'ai accédé au nirvânâ de la tétralogie, il n'a pu se hisser qu'à une misérable et très terrienne trinité.
Philippe a vécu le comble de l'humiliation réservée à tous les cadets le jour où ma mère, fatiguée, indulgente et retorse, a accepté de lui servir le même nombre d'oeuf qu'à moi, et qu'il a été incapable de venir à bout de cette assiette surgarnie.
Parfois, je me demande si ce n'est pas pour conformer sa vie à cette scène fondamentale qu'il est ensuite parti vivre en Angleterre de son plein gré, et qu'il a... Mais non, ce serait par trop invraisemblable.
Laissez tomber : l'opacité est parfois bien douce, aux familles déjà anciennes.
Repas de ce soir, donc. Avec une petite roquette pour faire bandocher les végétariens. Dix minutes avant de passer à table, l'Irremplaçable pose la question cruciale, chaque fois reformulée : « T'en veux combien ?» Ayant surmonté les quelques secondes de dépressurisation mentale suivant immanquablement ce type de question, la sueur au front je réponds bravement : « Trois !». Je crois être tiré d'affaire, je me trompe lourdement, le passé s'apprête à me sauter à la gorge.
Une demi-cohorte de secondes plus tard, une voix me parvient de la cuisine toute proche : « Oh ben... comme ils sont tout petits, je crois que je vais en manger trois aussi.» Cet "aussi" (comme l'indiquent le gras et l'italique) me transperce littéralement ; me transporte dans une contrée parallèle que je ne reconnais pas, tout d'abord. Je m'entends asséner, d'une voix étrangement peu mienne : « Dans ce cas, j'en prendrai quatre ! » (Notez une fois de plus le gras et l'italique...)
Pourquoi cet éclat très "maréchal d'Empire" ? Ma faim, suivant la pente de mon gosier en appétence houblonnée, était-elle en train de... Non, pas spécialement. Tenais-je, à ce point, et à ce degré de ridicule, à marquer une sorte de prééminence virile s'incarnant brusquement dans l'oeuf de poule ? Bien entendu, non ; mais d'une certaine manière, oui.
M'est alors revenu le petit combat se livrant chez mes parents, autour de la table de cuisine (de mon enfance de richard et de snob, j'ai conservé un amour immodéré pour les repas pris autour des tables de cuisine – allez comprendre), toutes les années d'enfance durant – donc un siècle –, chaque fois que nous mangions des oeufs. Combat opposant mon frère cadet (de quatre années) et moi ; combat qui était finalement le seul dont j'étais assuré de sortir vainqueur — et sans lutte réelle.
Philippe supportait mal de devoir manger un oeuf de moins que moi ; il protestait, récriminait, pleurnichait volontiers. Or, bien entendu, l'affaire a duré aussi longtemps que notre accession à la déchéance adulte : lorsque j'avais droit à deux oeufs, il n'en avait qu'un, lorsque j'ai été promu à trois, il n'est passé qu'à deux ; et lorsque, enfin, j'ai accédé au nirvânâ de la tétralogie, il n'a pu se hisser qu'à une misérable et très terrienne trinité.
Philippe a vécu le comble de l'humiliation réservée à tous les cadets le jour où ma mère, fatiguée, indulgente et retorse, a accepté de lui servir le même nombre d'oeuf qu'à moi, et qu'il a été incapable de venir à bout de cette assiette surgarnie.
Parfois, je me demande si ce n'est pas pour conformer sa vie à cette scène fondamentale qu'il est ensuite parti vivre en Angleterre de son plein gré, et qu'il a... Mais non, ce serait par trop invraisemblable.
Laissez tomber : l'opacité est parfois bien douce, aux familles déjà anciennes.
Si votre frère avait un peu mieux manœuvré, en vous cédant au moment opportun son potage de lentilles, il se serait sans doute vu assurer son œuf supplémentaire à chaque poêlée.
RépondreSupprimerL'appétit serait venu tout naturellement par la suite, comme il vient à ceux qui prennent le temps de savourer leur triomphe.
Cela va de soi. Mais les petits sont toujours brimés et les grands toujours très cons. Non ?
RépondreSupprimerCe billet, c'est du miam!
RépondreSupprimerÀ la réflexion, poêlade serait sans doute plus congru, dans le contexte, que poêlée. Encore faudrait-il toutefois que vous me passiez ce néologisme.
RépondreSupprimerPour le reste, j'ai développé autrefois avec ma petite sœur une grande théorie selon laquelle l'égalitarisme ridiculement archaïque et quasiment néo-babouviste qui nous caractérise elle et moi – et au nom duquel je me surprends parfois à rêver de pouvoir envoyer Jean Sarkozy repiquer des plans de riz en Camargue, c'est dire si, par moments, le fanatisme m'aveugle – serait né du soin que nous mettions tous deux, dans notre tendre enfance, à vérifier que notre mère partageait bien la boîte de crème Mont Blanc en trois parts égales, sans, autrement dit, que je ne fusse favorisé par rapport à ma sœurette, et sans que notre grand frère ne fût avantagé par rapport à nous.
En eût-il été autrement que l'exil en Angleterre, afin de... (mais non, n'y pensons plus), fût effectivement apparu inévitable...
Je fais moi-même partie du clan des "sur", autrement dit de ces gens qui veillent à ne point briser et la langue, et le jaune de l'oeuf.
RépondreSupprimerEt lorsque d'aventure, mon épouse décrète "que vu la taille, elle en prendrait bien trois", c'est que :
1 - Les poules ont sûrement des dents,
2 - Mon taux de LDL va morfler puisque, pour les mêmes raisons que vous, cher Didier, je vais m'en taper quatre (normal, ils sont tout petits, c'est même elle qui l'a dit),
3 - Si l'on transpose cette façon de dire dans le champ de la sexualité, ça nous promet de belles omelettes.
K
Vous êtes vraiment sévèrement burnés, ou plutôt ventrés, dans la famille, pour moi deux oeufs, c'est le bout du monde...
RépondreSupprimerC'est la rentrée, je ne ferai pas dans l'original : j'aime beaucoup ce billet, terrible épisode domestique d'une surenchère ovivore, avec un souvenir fraternel au milieu...
Eh bien, dites : vous allez les chercher loin, les billets ! À peine si je me souvenais l'avoir écrit...
RépondreSupprimerPour les oeufs, entre 18 et 35 ans, je pouvais en manger quatre ou cinq, sans que cela m'empêche de terminer par un demi-camembert avec du pain. Aujourd'hui, trois oeufs sans rien derrière, c'est les jours de grande faim...
(Si ça se trouve, mon frère a peut-être fini par me dépasser enfin ?)
Chercher loin ? Je lis dans l'ordre, en fait, quand l'occasion se présente...
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