La cinquième églogue de L'Amour l'Automne est composée de 171 phrases, chacune occupant une page à soi seule et comprenant 937 signes. À chaque page, un titre, en italique, constitué d'un simple mot précédé de son article défini. Une première question se pose : les lettres de ce titre sont-elles comprises dans les 937 signes ou bien non ? Il serait à coup sûr très facile de le savoir, en recopiant l'une de ces phrases dans un document Word puis en activant les touches control + S. Mais le lecteur – qui est aussi le narrateur du présent texte – a-t-il vraiment envie de savoir ? Rien n'est moins certain. De même qu'il ne sait pas, ou bien il a oublié, pourquoi ce nombre de 937. Il lui plaît de supposer que c'est la première phrase écrite qui a commandé à toutes ses suivantes, mais ce n'est que pure conjecture. Et, là, encore, il ne tient pas plus que cela à se forger une quelconque certitude.
Cette cinquième églogue marque une sorte de pause réflexive, ou un commentaire (parfois purement didactique) entre l'éclatement “façon puzzle” de la quatrième et le halètement furieux de celle qui va suivre. C'est également la plus longue en terme de pages (171, donc), mais il est vrai qu'elles sont pour l'essentiel constituées de blanc. J'ai choisi de recopier deux phrases, celles des pages 389 & 398 parce qu'elle sont indissociables l'une de l'autre – tout comme 98 est le renversement de 89, ce qui ne saurait être un hasard. Et aussi parce qu'elles montrent que l'on peut très bien, comme Renaud Camus, attacher un prix très grand à l'origine, à sa recherche toujours déçue mais jamais renoncée, et en même temps cultiver un sentiment (un fantasme ?) de non-appartenance, un désir de dispar'être, ainsi que le note l'auteur. Les voici :
Le rivage
Le seul trait qui gâche un peu ces rivages, ces îles, ces montagnes solitaires, ces villages, ces petits ports dont le moindre hante vos nuits et vos veilles comme un des sites par excellence de la tentation d'établissement – qu'en serait-il de vivre là, de poser là son bagage, d'y prendre « pour la vie une chambre à la semaine » ? –, c'est le folklore, le culte des ancêtres, de l'autochtonie, du clan, l'absurde prétention des gens du cru à être en ces parages plus chez eux que vous-même, cette supériorité d'appartenance qu'on lit ou que l'on imagine dans leur regard, ce statut d'étranger à jamais auquel on voit bien qu'ils vous confinent, comme s'il était des lieux sur la terre où de naissance tel ou tel aurait mieux sa place que n'importe qui d'autre, comme si le monde était un affreux lotissement héréditaire, comme si ce n'était pas l'amour, le désir, le regard, le pas qui fondent la seule présence qui vaille en droit.
La présence
Tout pourchassés qu'ils soient, traqués, empêchés de travailler, sans cesse sous la menace de l'arrestation, de la reconduite aux frontières et du retour forcé vers un pays où souvent ne les attendent que les pires dangers, les “sans-papiers” sont peut-être les êtres les plus libres qu'un État comme le nôtre, et n'importe quel État, puisse compter dans sa population, et la terre porter : en effet être sans papiers, si l'on veut bien y songer, n'est-ce pas être par excellence désafilié, inclassé, inclassable, désenrégistré, dérépertorié, et échapper de la sorte à l'état civil, aux listes, aux fichiers, aux prudences, aux attentes, aux espérances, aux précautions – à tout ce qui nous tient par l'intérêt, par le devoir, par la peur, par l'habitude et quelquefois par l'amour, et nous empêche d'éprouver tout ce que nous pourrions éprouver d'absence au monde et de présence à nous-mêmes, aux saisons, à la stupéfaction d'être là ?
Sur quoi il me faut vous abandonner jusqu'à demain, ayant rendez-vous avec l'auteur – et d'autres personnes aussi – rue Berger, où hommage sera rendu en sa présence à Alain Finkielkraut, parce qu'il le vaut bien. Il sera probablement fait relation de cette soirée ici même. Ou pas.
Ca me troue le cul. Un billet d'un blog réactionnaire qui finir par "ou pas".
RépondreSupprimerJe me demande qui a pris la photographie. Elle n'est pas bonne, à mon avis. Fink, de face, n'a pas de regard, et l'air si triste. Et Camus, de profil, n'a pas de regard non plus. Ils ont l'air tous les deux perdus dans le vague, vieux, bien plus vieux qu'ils ne sont, sommeillant, assommés, absents.
RépondreSupprimerNicolas : ah bon ? On n'a pas droit au "ou pas", nous autres ? C'est comme le saucisson et le pinard ?
RépondreSupprimerSuzanne : je pense qu'elle a été prise par Camus lui-même, à bout de bras. D'où le côté approximatif. Mais j'en avions point d'autres...
Cette photographie est très belle.
RépondreSupprimerEt ce pont qui semble sortir des lèvres de Camus pour entrer dans l'oreille de Finkielkraut, ce n'est pas mal, tout de même...
RépondreSupprimerD'accord avec Georges. Ils sont tous les deux perdus dans leurs pensées, (même si R.C. doit veiller à ne pas trembler avant de prendre la photo ) .
RépondreSupprimerUne amitié de dix ans, au début invraisemblable, (je me souviens de l'émission où A.F. a parlé pour la première fois de R.C. en lisant la phrase de celui-ci qui voulait se tapir sous la dalle d'un tombeau...
Pas de la bouche : de l'œil, imbécile !
RépondreSupprimerJ'aime bien la photo, aussi.
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