vendredi 2 mai 2008

Retour d'enfer

Pendant une bonne moitié du trajet (bonne parce que seconde), j'ai pensé à toi, à ce que j'allais te raconter une fois revenu dans l'immobilité douce de la maison. La rêverie, mon bon Bergouze, est grandement facilitée lorsqu'on ne conduit pas, qu'on s'efforce de se transformer en poids mort (oui, bon... pardon pour ça), qu'on se remet entièrement à la personne qui affronte cette horripilante réalité qu'est le monde. Le regard divague, l'esprit essaie de suivre, les pieds se croisent et se décroisent, les mains deviennent inutiles, le corps pareil.

Donc, on pense. Plutôt, on s'écoute essayer. Pour ne pas regarder la route, ni les autres humains à gros yeux jaunes, pas davantage la campagne morte, envahie de lumières ricanantes, accusatrices, dédaigneuses. On s'efforce de se ramasser autour de quelque chose de sombre, d'immobile, quelque chose qui aurait l'air d'avoir toujours été là - et bienveillant si possible.

Donc, toi. Mon idée, plié en huit dans la minuscule voiture de l'Irremplaçable, était de te trousser un petit compte rendu de ce début de soirée au Kremlin-Bicêtre, d'essayer de faire cliqueter tes mâchoires en sourire, au moins de faire passer une vague brise odorante dans ta suspension d'existence.

Finalement, non. Pour quoi faire ? Tu ne connais pas ces gens. Ils te connaissent encore moins et s'en foutent, ce que toi et moi pouvons comprendre fort bien. Déjà, les vivants, on se demande : trop occupés à refaire le monde qui ne leur a rien demandé, ils restent droits figés au pied du comptoir, en cercle clos, en paroles égales et connues d'avance, ils se répètent ce qu'ils se sont déjà dit, et la planète proche tourne autour d'eux, le muffle en alerte, sans qu'ils songent à s'en apercevoir.

Ils préparent notre bonheur futur, ce qui donne plus ou moins envie d'être mort - mais cela équivaudrait à les rejoindre, donc on reprend une bière et on s'accroche encore un peu, afin qu'ils prennent un minimum de champ. Ne plus sentir cette haleine de poussière, que l'eau minérale qu'ils avalent sans y penser transforme en une boue translucide se déposant et séchant rapidement dans les jointures de leurs phrases prévues.

Ils ne sont pas d'ici, mon pauvre Bergouze, d'ailleurs pas davantage. Expulsés d'aujourd'hui, ils érigent des camps comme d'autres vomissent des zones pavillonnaires ; pour nous y installer. Même leurs sourires sont menaçants, et l'on se prend à rêver de ton caveau pour échapper à leurs regards.

16 commentaires:

  1. J'ai pensé à vous cet après-midi : je suis passé au cimetière ancien de Neuilly, je me suis dit tiens ! un endroit comme les aimerait Didier, si calme, si philosophique ... on attendait le corbillard et le convoi funèbre.
    On aurait entendu une mouche voler sur les tombes, mais il n'y en avait pas.

    iPidiblue de retour de vêpres

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  2. J'exige un communiqué de presse immédiat : votre billet pourrait laisser croire à vos lecteurs que je bois de l'eau minérale (et que je passe mes soirées à comploter en circuit fermé).

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  3. Bin, si les vivants ne refont pas le monde, on ne va quand même pas confier la tache aux déjà morts, non ? Y'a comme une contradiction sur ce point !
    :-)

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  4. Tout le monde est bien rentré, à ce que je vois

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  5. Meilleur qu'un croissant, merci monsieur Goux.

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  6. J'affirme solennellement n'avoir jamais vu le sieur Nicolas porter un verre d'eau à ses lèvres purpurines, ni même faire mine de tendre la main vers ce type de récipient.

    Ça va, comme ça ?

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  7. M. Poireau : parfois, à écouter certains vivants, il me semble au contraire que les morts s'en tireraient mieux. D'ailleurs, c'est une chose qui porte un nom : les leçons de l'Histoire...

    Olivier : On n'a presque rien bu (toutes choses étant égales par ailleurs) et c'est l'Irremplaçable qui conduisait, alors...

    Mère Castor : ne négligez pas le petit-déjeuner pour autant.

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  8. Oh là là, mais ils nous l'ont tout chiffrougné ?

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  9. C'est aussi beau que les poèmes de Baudelaire !

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  10. J'ai dû louper quelque chose, mais cette insistance à parler de mort ne me dit rien qui vaille. Peut-être un petit coup de torchon sur les lunettes ?

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  11. Mifa : oui, vous avez loupé le début. Au départ, mon précédent blog (Didier Goux habite ici) était basé sur des Dialogue d'ombres que je menais seul avec un ami, mort en 1985, à 28 ans.

    Puis, le blog s'est diversifié, est mort, puis ressuscité sous sa forme actuelle. Mais, régulièrement, il renoue avec sa vocation première sous la fomre de ces Dialogue reprisé.

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  12. iPidiblue : j'ai travaillé dix ans à Neuilly et ne suis même jamais entré au cimetière, alors que ce sont des endroits que j'aime.

    La jeunesse a parfois de ces sottises.

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  13. Didier : j'aime mieux ça ! Dialoguer avec les morts est une vieille habitude humaine (et je ne suis pas sûre d'y échapper un jour ou l'autre - bien que la vie me paraisse la seule énigme digne de quelque intérêt).

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  14. @ Mifa
    6 ans que j'essaye avec mon Père.
    Déjà qu'il n'étauit pas causant de son vivant

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.