Mon bon Bergouze, inutile de te fâcher : ce n'est pas moi qui te réveille de ton sommeil immobile (je le suppose tel, en tout cas, sinon, ça fout un peu la trouille, même si c'est toi : les morts, aussi familiers soient-ils, finissent par nous devenir étranges, sais-tu ?). Il se trouve que, voici une dizaine de minutes, Catherine m'a fait savoir que notre absence de dialogue - l'interruption de notre babillage - la chagrinait quelque peu.
Fort bien. Moi aussi, d'une certaine manière. Mais tu comprendras sans doute qu'il puisse m'arriver d'être fatigué de cette conversation univoque. Fatigué, pas trop, du reste. Un peu frissonnant, parfois, ça, oui.
(Pardon, le nez me coule, je m'interromps : tu te souviens que le nez coule, parfois, lorsqu'il n'est pas que d'os ? Ce sont les dysfonctionnements du corps qui nous retiennent vivants, à partir d'un certain âge - et tu n'as pas connu cette époque bénie des maladies anodines, des douleurs insouciantes, des tourments bénins : on passera bientôt dans un autre âge, ne nous envie pas trop.)
Tu as déjà deviné que je n'ai rien de particulier à te dire. L'envie d'entendre résonner le son de ma propre voix sur le clavier et, va savoir, la tienne me répondre d'une manière ou d'une autre. Tu ne réponds jamais, c'est sagesse de ta part, probablement.
Pourtant, j'ai pensé à toi, hier, en inscrivant ici même mon extrait quotidien d'Erri De Luca, celui concernant l'élan blasphématoire du maçon athée enterrant sa fille unique de dix ans. Je ne t'ai jamais dit cela, et peut-être ne le sais-tu pas (j'ignore moi-même comment l'information circule, où tu es, et si si cela vous intéresse vraiment). J'ai moi aussi blasphémé le ciel, auquel je ne crois toujours pas, malgré quelques efforts bien vains, à l'époque où tu te tordais sur un lit du pavillon Moïana de l'hôpital Saint-Antoine.
Ivre comme un porc, les yeux injectés de douleur et d'alcool, j'ai éructé en direction des étoiles invisibles du boulevard Vincent-Auriol - je m'y revois parfaitement, l'alcool dans l'estomac et le sang, la douleur dans les membres - rien bien sûr par rapport à celle qui te clouait.
Quelques jours plus tard, ou plus tôt - quelle importance ? -, je suis (j'étais) entré dans cette église de l'avenue Ledru-Rollin (je crois...) qui était ta paroisse. Et j'ai essayé de prier. Tu es mieux placé que quiconque pour savoir que ça n'a rien donné. Ma prière a dû être à l'image du reste de ma vie sans toi, j'en ai peur : on ne baise pas Dieu aussi facilement, ça se saurait...
J'ai dû encore, avant ce 17 novembre 1985, me vautrer plusieurs fois dans l'ordure, pensant naïvement que me rouler dans le caniveau pourrait te tirer de l'ornière ; il n'en a rien été. Tu es sorti de ma vie (et de la tienne, ce qui est autrement ennuyeux), d'une manière que, l'âge étant, j'ai alors jugée (il me semble) scandaleuse et injuste. J'avais tort, bien entendu : il n'y a, en ce domaine, ni justice ni injustice - la mort est hors champ, et la tienne principalement.
Ce soir, il fait nuit - comme très souvent le soir, tu te souviens ? -, nous sommes nombreux, l'heure venue, à penser à vous, nos morts, certains que je connais, d'autres, plus nombreux infiniment, que j'ignore. Nous sommes assis sous l'ombre de Baudelaire qui, je le crois - si je ne dois croire à rien d'autre -, existe à la fois parmi vous et au milieu de nous :
Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,
Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
Son vent mélancolique à l'entour de leurs marbres,
Certes, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
A dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
Tandis que, dévorés de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver
Et le siècle couler, sans qu'amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.
Fort bien. Moi aussi, d'une certaine manière. Mais tu comprendras sans doute qu'il puisse m'arriver d'être fatigué de cette conversation univoque. Fatigué, pas trop, du reste. Un peu frissonnant, parfois, ça, oui.
(Pardon, le nez me coule, je m'interromps : tu te souviens que le nez coule, parfois, lorsqu'il n'est pas que d'os ? Ce sont les dysfonctionnements du corps qui nous retiennent vivants, à partir d'un certain âge - et tu n'as pas connu cette époque bénie des maladies anodines, des douleurs insouciantes, des tourments bénins : on passera bientôt dans un autre âge, ne nous envie pas trop.)
Tu as déjà deviné que je n'ai rien de particulier à te dire. L'envie d'entendre résonner le son de ma propre voix sur le clavier et, va savoir, la tienne me répondre d'une manière ou d'une autre. Tu ne réponds jamais, c'est sagesse de ta part, probablement.
Pourtant, j'ai pensé à toi, hier, en inscrivant ici même mon extrait quotidien d'Erri De Luca, celui concernant l'élan blasphématoire du maçon athée enterrant sa fille unique de dix ans. Je ne t'ai jamais dit cela, et peut-être ne le sais-tu pas (j'ignore moi-même comment l'information circule, où tu es, et si si cela vous intéresse vraiment). J'ai moi aussi blasphémé le ciel, auquel je ne crois toujours pas, malgré quelques efforts bien vains, à l'époque où tu te tordais sur un lit du pavillon Moïana de l'hôpital Saint-Antoine.
Ivre comme un porc, les yeux injectés de douleur et d'alcool, j'ai éructé en direction des étoiles invisibles du boulevard Vincent-Auriol - je m'y revois parfaitement, l'alcool dans l'estomac et le sang, la douleur dans les membres - rien bien sûr par rapport à celle qui te clouait.
Quelques jours plus tard, ou plus tôt - quelle importance ? -, je suis (j'étais) entré dans cette église de l'avenue Ledru-Rollin (je crois...) qui était ta paroisse. Et j'ai essayé de prier. Tu es mieux placé que quiconque pour savoir que ça n'a rien donné. Ma prière a dû être à l'image du reste de ma vie sans toi, j'en ai peur : on ne baise pas Dieu aussi facilement, ça se saurait...
J'ai dû encore, avant ce 17 novembre 1985, me vautrer plusieurs fois dans l'ordure, pensant naïvement que me rouler dans le caniveau pourrait te tirer de l'ornière ; il n'en a rien été. Tu es sorti de ma vie (et de la tienne, ce qui est autrement ennuyeux), d'une manière que, l'âge étant, j'ai alors jugée (il me semble) scandaleuse et injuste. J'avais tort, bien entendu : il n'y a, en ce domaine, ni justice ni injustice - la mort est hors champ, et la tienne principalement.
Ce soir, il fait nuit - comme très souvent le soir, tu te souviens ? -, nous sommes nombreux, l'heure venue, à penser à vous, nos morts, certains que je connais, d'autres, plus nombreux infiniment, que j'ignore. Nous sommes assis sous l'ombre de Baudelaire qui, je le crois - si je ne dois croire à rien d'autre -, existe à la fois parmi vous et au milieu de nous :
Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,
Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
Son vent mélancolique à l'entour de leurs marbres,
Certes, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
A dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
Tandis que, dévorés de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver
Et le siècle couler, sans qu'amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.
Décidément, Monsieur Goux, vous écrivez si bien.
RépondreSupprimerQuand on songe que Bergouze ne vous a pas vu officiant dans de hautes responsabilités de copieur-colleur à la société des lecteurs de Renaud Camus, il l'a échappé belle ...
RépondreSupprimeriPidiblue l'échappée belle
Dignum laudae verum Musa vetat mori : La Muse empêche la mort de celui qui est vraiment digne de louange.
RépondreSupprimeriPidiblue per mortem vincat
waouh
RépondreSupprimer(c'est mon dernier mot pour ce soir)
(oh, pis non... Merci)
Entre Balmeyer et son chien et vous et vos amis partis, mes glandes lacrymales sont mises à rude épreuve ce matin.
RépondreSupprimerJe vais aller lire des skyblog moi, même les histoires triste y sont rigolote tellement c'est mal écrit.
Didier,
RépondreSupprimervivre, c'est aussi parler aux morts, parler à ses souvenirs...c'est quand même terrible une vie d'homme...
Superbe. Sur ce, je vais casser la croute, la tête pleine de votre mélancolie.
RépondreSupprimerJob (dans le livre du même nom) se tourne également vers le Ciel pour crier sa colère.
RépondreSupprimer"Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs..."
RépondreSupprimerWhaouoouuuh ! J'adore ! C'est mon préféré dans la vraie life quoi.