À Ludovic.
Parmi tous les talents dont la nature a comblé Howard Phillips Lovecraft – par une sorte de compensation, elle l'a également affligé d'un certain nombre de tares, particulièrement invalidantes lorsqu'il s'agit de mener dans le siècle une vie à peu près normale –, il en est un qui frappe particulièrement, sans doute parce qu'il saisit le lecteur à froid et le happe d'une façon assez peu résistible ; je veux parler des “entames” de ses nouvelles, et notamment de celles qui composent à la fois le cœur et le sommet de son œuvre, ce qu'il convient d'appeler le cycle de Cthulhu. Ceux de mes lecteurs qui sont aussi ceux du maître de Providence (Rhode Island) savent déjà de quoi je veux parler, mais c'est aux autres que je m'adresse, les petits chanceux qui ignorent encore ce qu'ils vont découvrir, sous quelle coupe ils vont tomber. Plutôt que de me lancer dans des explications lourdaudes et hasardées, il me semble préférable de donner simplement à lire cinq ou six premières phrases (ou premiers paragraphes) de nouvelles ayant toutes le mythe de Cthulhu (et de Nyarlathotep : on oublie trop souvent Nyarlathotep…) pour sujet, ou en tout cas pour arrière-plan. Voici donc :
« Dans mes oreilles agonisantes résonne sans cesse et toujours s'agite un cauchemar composé de bruits giratoires, de claquements animaux et d'un lointain et distant aboiement, qui pourrait être celui de quelque gigantesque molosse. Ce n'est pas un rêve – ce n'est même pas, j'en ai peur, la folie – car trop de choses me sont arrivées déjà pour que je puisse nourrir encore quelque doute miséricordieux. » (Le Molosse, 1922.)
« J'écris couché sur ce que le docteur dit être mon lit de mort, et ma plus grande déception serait qu'il se soit trompé. Mon enterrement devrait avoir lieu la semaine prochaine… » (Le Descendant, 1926.)
« Gardez bien présent à l'esprit que je ne vis à la fin aucune horreur se commettre sous mes yeux. » (Celui qui chuchotait dans les ténèbres, 1930.)
« Les personnes prudentes désireuses d'effectuer des recherches sur ce point hésiteront à remettre en question la conviction commune selon laquelle Robert Blake fut tué par la foudre ou par le profond choc nerveux que lui aurait causé une décharge électrique. » (Celui qui hantait les ténèbres, 1935.)
Enfin, les deux dernières, que j'ai gardées pour la bonne bouche, tant je les trouve parfaites :
« Après vingt-deux ans de cauchemar et d'effroi, soutenu par la seule
conviction désespérée que certaines impressions sont d'origine
imaginaire, je me refuse à garantir la véracité de ce que je crois avoir
découvert en Australie occidentale dans la nuit du 17 au 18 juillet
1935. » (Dans l'abîme du temps, 1935.)
« Il est vrai que j'ai logé six balles dans la tête de mon meilleur ami, et pourtant j'espère montrer par le présent récit que je ne suis pas son meurtrier. » (Le Monstre sur le seuil, 1933.)
À présent, excellente lecture… et bon courage.
"avoir lieux", grands dieux !
RépondreSupprimerÇ va, ça va, j'y vais !
Supprimer"Mon enterrement devrait avoir lieux la semaine prochaine"
RépondreSupprimerOn dit plutôt "merlans".
Même réponse qu'à Mildred…
SupprimerTiens, cela m'étonne de vous. Je vous aurais plutôt imaginé en railleur du Maître... Mais peut-être est-ce le cas ?
RépondreSupprimerPas du tout : je lis et relis (parfois) Lovecraft depuis près de 40 ans.
SupprimerC'est assez performant, en effet, mais j'ai bien l'impression que la première, au moins, est traduite avec les pieds.
RépondreSupprimerQuoi t'est-ce qui vous fait dire ça ?
SupprimerLes bruits giratoires, les claquements animaux, le "j'en ai peur" et le doute miséricordieux. Ce ne sont pas des expressions qui viendraient sous la plume de quelqu'un écrivant d'abord en français. D'ailleurs, qu'est-ce qu'un claquement animal ? Je ne comprends même pas ce que ça veut dire.
SupprimerIl faudrait qu'un anglophone vérifie dans l'original, mais ce me semble ressortir à un langage et des images typiquement lovecraftiens. Dans les trois volumes de Bouquins, toutes les traductions déjà existantes ont été, je crois, soigneusement revues, voire refaites complètement.
Supprimer"In my tortured ears there sounds unceasingly a nightmare whirring and flapping, and a faint distant baying as of some gigantic hound. It is not dream—it is not, I fear, even madness — for too much has already happened to give me these merciful doubts."
Supprimerhttp://en.wikisource.org/wiki/The_Hound
Je suppose que "claquements animaux" correspond au mot "flapping" dans l'original. To flap : battre des ailes (pour un oiseau) ; agiter les bras (pour un être humain) ; claquer (pour une voile).
Pas facile à traduire en français. Traduttore, traditore, comme on dit.
Attendons le verdict de Sir Robert, donc…
SupprimerJe ne suis pas Sir Robert mais il m'arrive de traduire des livres moyennant rémunération, ce qui pourrait me classer, au moins par inadvertance, chez les traducteurs professionnels, je vais donc oser donner mon avis ici :
SupprimerDans mes oreilles agonisantes résonne sans cesse et toujours s'agite un cauchemar composé de bruits giratoires, de claquements animaux et d'un lointain et distant aboiement, qui pourrait être celui de quelque gigantesque molosse
"Whirring" et "flapping" sont deux termes dans les champs lexicaux se recoupent partiellement, de plus, ils sont tous deux au gérondif, et se raccrochent au même mot (nightmare), j'aurais donc personnellement choisi de les rapprocher plus que cela en français. Ce sont, à mon avis, très à mon avis, des battements et bruissements d'ailes. Ensuite, je me demande bien pourquoi le traducteur a jouté ce "toujours s'agite", qui n'est nulle part en vérité (même si je l'aime bien dans la phrase française). Enfin, je pense qu'il faut récupérer l'effet "unififcateur" des trois gérondifs à la suite. Je proposerai :
À mes oreilles à l'agonie sonnent sans cesse ce cauchemar, fait de battements, de bruissements d'ailes, et du lointain aboiement de ce qui pourrait être un énorme molosse.
Evidemment, un cauchemar ne sonne pas vraiment, en français (pas sûr qu'en anglais il le fasse plus). Un retour au sens s'impose peut-être :
À mes oreilles à l'agonie sonnent sans cesse ces bruits de cauchemar, battements, bruissements d'ailes, et le lointain aboiement de ce qui pourrait être un énorme molosse.
Ce n'est effectivement pas une mince affaire, car la phrase anglaise est peu claire, même si elle reste évocatrice. Lovecraft est, d'une manière générale, peut-être mal traduit (mais c'est en train de changer, paraît-il : depuis qu'il est tombé dans le domaine public (je l'imagine hurlant, les bras tendus, tombant dans un puits sans fond garni de tentacules)), mais il est surtout plutôt mal écrit. Très répétitif dans ses structures (et dans ses entames, aussi bonnes soient-elles), et pauvre dans ses registres.
Il n'en est pas moins important, bien sûr.
En attendant, les pauvres monoglottes dans mon genre sont bien obligés de se contenter de ce qu'on leur propose…
SupprimerMerci à Sébastien d'avoir trouvé ce texte, que j'ai cherché en vain pour ma part.
SupprimerJe confirme mon verdict. Non seulement la traduction est fausse et n'a aucun sens en français, mais la phrase anglaise a un style, un souffle prodigieux, qui disparaissent totalement dans le résultat traduit.
Cependant, je serais plutôt d'accord avec Tcheni : après avoir lu (très rapidement, et très peu), la page Wikisource, je trouve l'original, somme toute, sacrément mal écrit.
Ca commence bien, mais ça devient rapidement un procédé. C'est bourré d'archaïsmes, de lourdeurs, de préciosités, d'une mélasse dans laquelle on s'abîme.
Il doit être possible de garder le souffle et l'originalité du texte anglais en le nettoyant de cette glu, mais c'est un sacré défi de traduction.
La dernière entame (on ne va tout de même pas dire incipit, comme dans les Inrocks) est proprement stupéfiante. Je vais de ce pas acheter un bouquin de Lovecraft.
RépondreSupprimerUn conseil : procurez-vous le premier tome des œuvres complètes (collection Bouquins, Robert Laffont) : vous y trouverez la quintessence, soit Le mythe de Cthulhu. Et, sans vous commandez, attaquez directement par L'Abomination de Dunwich, et enchaînez sur les huit ou dix nouvelles qui suivent celle-ci.
SupprimerSans vous commandER, pardon Mildred !
SupprimerLa correspondance de H.P.L. horrifierait bon nombre de ses lecteurs modernes si d'aventure il leur venait la curiosité de s'y intéresser. Voici l'extrait d'une de ses lettres dans laquelle il raconte à Franck Belknap Long une visite dans le Lower East Side, et comment il décrit sa population d’immigrés :
RépondreSupprimer« Les choses organiques qui hantent cet affreux cloaque ne sauraient, même en se torturant l’imagination, être qualifiées d’humaines. C’étaient de monstrueuses et nébuleuses esquisses du pithécanthrope et de l’amibe, vaguement modelées dans quelque limon puant et visqueux résultant de la corruption de la terre, rampant et suintant dans et sur les rues crasseuses, entrant et sortant des fenêtres et des portes d’une façon qui ne faisait penser à rien d’autre qu’à des vers envahissants, ou à des choses peu agréables issues des profondeurs de la mer. Ces choses - ou la substance dégénérée en fermentation gélatineuse dont elles étaient composées -avaient l’air de suinter, de s’infiltrer et de couler à travers les crevasses béantes de ces horribles maisons, et j’ai pensé à un alignement de cuves cyclopéennes et malsaines, pleines jusqu’à déborder d’ignominies gangrenées, sur le point de se déverser pour inonder le monde entier dans un cataclysme lépreux de pourriture à demi liquide.
De ce cauchemar d’infection malsaine, je n’ai pu emporter le souvenir d’aucun visage vivant. Le grotesque individuel se perdait dans cette dévastation collective ; ce qui ne laissait sur la rétine que les larges et fantomatiques linéaments de l’âme morbide de la désintégration et de la décadence… un masque jaune ricanant avec des ichors acides, collants, suintant des yeux, des oreilles, du nez, de la bouche, sortant en tous ces points avec un bouillonnement anormal de monstrueux et incroyables ulcères… »
Sa correspondance est assez riches de descriptions diverses et variées : « immigrants obscènes, repoussants et cauchemardesques », « mulâtres graisseux et ricanants », « nègres hideux semblables à des chimpanzés gigantesques », « juifs à face de rat », « métis monstrueux qui sautillent en se dandinant absurdement », « d'italico-sémitico-mongoloïdes », etc. Ajoutant, dans une lettre à sa tante : « dans les stations balnéaires du Sud, on ne permet pas aux nègres d’aller sur les plages. Pouvez-vous imaginer des personnes sensibles en train de se baigner à côté d’une meute de chimpanzés graisseux ? »
A mettre en relation avec la personnalité hautement complexe de l'auteur, son époque, les standards de pensée de la bourgeoisie WASP. Il serait totalement imbécile de voir là-dedans la marque d'un quelconque racisme, mais l'expression horrifiée d'un provincial de l'Etat de Rhode Island forcé de vivre à New-York. Le contraste entre la vie d'une petite ville de province, tranquille, et celle de la grande métropole cosmopolite ne pouvait que heurter de plein fouet. Il suffit de visionner "Gangs of New-York" pour avoir une petite idée du cloaque qu'était la grosse pomme jusqu'à la première guerre mondiale.
Lovecraft était en effet d'un racisme viscéral et quasi névrotique. À ce sujet, je recommande l'excellent petit essait sur lui, publié par Michel Houellebecq alors qu'il était encore totalement inconnu :
Supprimerhttp://www.amazon.fr/H-P-Lovecraft-Contre-Monde-Contre-Vie/dp/158348194X/ref=sr_1_3?s=books&ie=UTF8&qid=1381771688&sr=1-3&keywords=lovecraft
Le lien ci-dessus, en mieux…
SupprimerCher Didier Goux,
RépondreSupprimerC'est vrai que "Longtemps je me suis levé de bonne heure...", donne moins envie d'aller plus loin que ces petits joyaux.
J'en fais derechef l'emplette (sur internet évidemment). Je ne regrette jamais les auteurs que vous me faites découvrir. Mais là, je sens une jubilation venir.
Voir plus haut, ma réponse à M. le Surintendant…
SupprimerJ'ai bien l'impression que vous avez le projet de transformer vos lecteurs en féroces bibliophages.
RépondreSupprimerBeaucoup le sont déjà !
Supprimer" La chose, avait-il dit, viendra cette nuit à trois heures depuis l'ancien cimetière au bas de la colline, mais, blotti près de la lueur salutaire d'un feu de chêne j'essayai de me convaincre que c'était impossible..."
RépondreSupprimerCe n'est pas une première phrase mais qui dit mieux en quelques mots ?
Faut-il que le génie de Lovecraft soit puissant pour résister à une traduction éxécrable!
RépondreSupprimerPour son racisme , cf. ce qu'il écrit sur les chats ( compagnons de l'Homme supérieur ) et les chiens (compagnons des esclaves).
Et il faut tout lire de lui, les trois volumes de l'ed. Bouquins.
Par respect pour les lecteurs sensibles, nous nous garderons bien d'évoquer Blondie et autres canidés de ces années de chien, que d'aucuns appellent niaisement les années les plus sombres de notre histoire. Mais revenons au maître génial et à son amour pour les chats :
Supprimer« On raconte que dans Ulthar, de l'autre côté de la rivière Skaï, aucun homme n'a droit de tuer un chat. J'en suis d'autant convaincu que mes yeux se posent sur celui qui est assis là, ronronnant près du feu. il devine et voit des choses que les humains ne perçoivent pas. N'est-il pas l'âme de l'antique Égypte et le sujet des contes oubliés de Meroe et Ophir ? »
Les Chats D'Ulthar.. Bouquins, Volume III.
Vous avez raison, il faut tout lire de lui.
Merci beaucoup, Didier, pour cet éloge du Maître de Providence.
RépondreSupprimerOn remarquera que, ce que nous nommons mythe ou cycle de Cthulhu, était étranger à HPL, qui voyait sa cosmogonie avec détachement, comme une simple toile de fond à ses nouvelles, et presque avec un certain humour. Ce sont d'autres écrivains qui s'en sont emparés après sa mort, August Derleth en premier, et ont poursuivi son œuvre, créant par là-même un véritable mythe fondateur, à l'instar d'Homère.
Il restera encore à découvrir sa prodigieuse correspondance: on parle de plus de 100.000 lettres !
PS: je me flatte de posséder le "Cahier de l'Herne" sur Lovecraft, aussi difficile à trouver que le Nécronomicon:
Y'a Shub Niggurath !
Il existe un culte de cthulhu
RépondreSupprimerhttp://cthulhu.forumgratuit.org/c3-le-culte-de-cthulhu
Un de mes collègues va quelque fois à des réunions, non le mec en question n'abuse de produits illicites, il ne boit même pas d'alcool.
Bonjour,
RépondreSupprimerAinsi que je lis le Molosse:
En mes oreilles au supplice un cauchemar résonne sans cesse de claquements et bourdonnements, et d'un hurlement étouffé par la distance semblable à celui d'un gigantesque molosse.
Désolée, je crois avoir oublié "un cauchemar" à glisser entre au supplice et résonne.
RépondreSupprimerBonne journée à vous, j'espère avoir un peu aidé à une meilleure compréhension du passage cité.
Je repasse car je n'ai pas valorisé suffisamment les différentes connotation de "sound" sonner, retentir etc mais aussi ressembler, sembler ....Avec lesquelles joue l'auteur.
RépondreSupprimerAlors autre version:
En mes oreilles au supplice, là semble résonner/retentir un cauchemar de claquements et bourdonnements/vombrissements, et un hurlement étouffé par la distance semblable à celui d' un gigantesque molosse.
La deuxième phrase me convient telle qu'elle a été traduite.
C'est vrai que ces extraits excitent la curiosité, mais je pressens dans ce genre de lecture une sorte de désespoir sans remède qui ne me plaira guère.
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